Familles nombreuses

J’étais venue il y a longtemps au bord de cette rivière. Il y avait le même soleil harassant, la même chaleur sur le sable et cette sensation pleine d’un temps qui coule si lentement qu’on se dirait retournée en enfance. Je suis là, allongée sur ma serviette et cachée derrière mon livre, sous l’ombre rachitique d’un chêne vert qui se tient vaillamment debout dans un semblant d’équilibre précaire en haut de la butte sableuse. Une belle et grande dame dont on ne comprend qu’elle est grand-mère qu’en écoutant les trois enfants l’interpeller depuis le canot gonflable, se tient à quelques mètres, campée sur ses deux jambes et les mains sur les hanches, à mi-pente. Je la trouve élégante, d’une élégance simple et solide qui s’accommode de la plage. Elle m’effraie un peu. Je devine chez elle un vécu grave et un aplomb revêche, une distance assumée avec l’affection. Elle ne quitte pas les enfants des yeux –deux garçons préadolescents et une fille un peu plus jeune– leur dispense sèchement des consignes de prudence en rafale. Je suis étonnée de l’autorité qu’elle manifeste et que je pense réservée aux parents. Les grands-parents sont là pour autre chose. Pour gâter, autoriser en cachette, et s’assurer à force de cajoleries et de chantage que l’enfant leur obéira sans protester tout le temps qu’il sera sous leur garde, puisque ils ont transgressé ensemble les règles habituelles auxquelles il est soumis. Elle ne ressemble pas une grand-mère à plein-temps, de celles qui briochent, enveloppent et câlinent. Elle serait plutôt dans le rôle du général, du commandant de troupes. Ils sont habitués à la voir gouverner. Elle est la reine-mère. Où vont-ils donc chercher de l’affection ? Peut-être auprès d’une autre grand-mère qu’on n’emmène pas en vacances parce qu’elle ne soulage pas les parents qui doivent rester à leur place de parents et ne se reposent pas. Elle, ne se sacrifie pas : elle accompagne les jeunes à la baignade parce que c’est ce qui lui coûte le moins. Elle sait faire. Sa pratique de professeur d’éducation physique lui permet de se mettre en retrait et ce qu’aboie sa bouche, elle ne l’entend même pas. Elle a une randonnée programmée demain et pense aux derniers préparatifs qu’elle devra faire en rentrant au gîte, ce soir. Qu’est ce qu’il lui a pris d’accepter ces vacances en famille ? Si au moins, ils avaient des bungalows individuels, elle aurait le temps de se détendre, de se reprendre mais là, elle se sent en permanence surveillée par la tribu entière. Elle est sûre qu’ils lui ont collé les gamins dans les pattes pour ne pas la laisser seule une minute, seule avec son chagrin. De toute façon, elle ne pleurerait pas devant eux, elle est bien trop digne et doit garder son rang. Une once de faiblesse et le respect s’en va. Et puis la peur arrive. Ils ont besoin d’elle, elle le sait. Elle a vu leurs regards perdus quand elle a fait mine de craquer après la mort de Pierre. Après l’avoir accompagné des mois et des mois sur son lit d’hôpital, tenir encore, aller au boulot, ne pas dormir la nuit, tenir toujours, s’efforcer d’être gaie, de ne pas penser à l’après, à tous ces projets de voyage qu’ils avaient encore pour la retraite. Son téléphone sonne. Elle répond, pragmatique, économe. Un dernier ordre bref à la marmaille et elle se détourne pour étaler au sol et entre deux souches, une large nappe sanguine. Elle ira nager tout à l’heure quand les enfants seront sortis et malgré la promesse de venir se baigner avec eux qu’ils lui rappellent à intervalles réguliers. Qu’est-ce qu’ils sont bruyants ! N’a-t-elle pas droit à un peu de paix ? Elle s’adosse au tronc d’arbre et regarde vers moi. Je souris vaguement, avec l’air d’être ailleurs. Elle ne semble pas me voir. Je suis comme transparente, en dehors du tableau et de toute espèce de connivence. Elle n’a aucun besoin de moi. Elle ne peut pas savoir à quel point j‘entrevois derrière la façade, l’histoire qui défile. Aurait-elle envie de se confier sinon ? Ou m’enverrait-elle paître violemment avec le sentiment d’avoir été volée ? Elle m’ignore. Peut-être sciemment ou bien simplement parce qu’elle n’a pas cet appétit des gens qui m’exclue de mon corps et me sort du présent quand je trouve une proie sur laquelle me faire les dents. Je suis un vampire des âmes et dans ces moments-là, peu m’importe de savoir si je détiens la vérité ou si je délire à plein tube. L’important est de me goinfrer jusqu’à la satiété complète, de morceaux de la vie des autres.

Portant à bout de bras deux énormes glacières, une femme plus jeune est en train de rejoindre ma voisine. Il est bientôt midi, un pique-nique s’annonce. Celle-là doit avoir la quarantaine, elle ne peine pas sous la charge et trace tout droit dans le sable. Encore une athlète. Elle est pieds nus et tient ses sandales — une dans chaque main– en même temps que les poignées des lourdes cantines. Son pantalon en lin léger est retroussé sur ses chevilles et ses cheveux châtains, libres et légèrement ondulés, lui caressent les épaules. Elle a le même nez que la grand-mère : sa fille, à l’évidence. Elle pose les provisions, les enfants lui hurlent des demandes d’attention mais elle prend le temps de sourire à sa mère avant de se retourner calmement vers eux et de leur faire signe. Assise côte à côte, leur ressemblance est frappante même si, de la nouvelle venue, se dégage une douceur un peu éteinte que ne possède pas la mère. Je fais mine d’être absorbée par ma lecture mais leur conversation m’attire. Il est question des enfants, bien sûr. Je comprends que les deux garçons sont ses fils et que la petite est sa nièce, je me demande si, dans les disputes qui ne doivent pas manquer de survenir entre eux, elle parvient à rester juste ou bien si elle avantage plutôt ses garçons. Elle a l’air de parler de manière égale aux trois enfants dans la rivière mais on ne sait jamais. Peut-être encourage-t- elle silencieusement son aîné à avoir gain de cause contre la petite qui hurle qu’il a tenu les rames bien plus longtemps que les autres et que c’est son tour maintenant, même si elle lui énonce d’une voix claire et sans appel qu’il doit descendre du bateau et laisser jouer les plus jeunes. Elle aussi est l’ainée. Elle sait à quel point cette place ne pardonne pas. Elle a essuyé tous les plâtres comme si seuls les suivants avaient eu droit de tâtonner. On ne peut pas s’entraîner à vivre son enfance quand on est le premier. On prend tout en pleine face, personne pour servir de modèle, personne pour nous rassurer sur les conséquences de nos actes montées en épingle par les adultes. La culpabilité, toujours. Enfant, la terre s’ouvrait régulièrement sous ses pieds, lui laissant entrevoir les horreurs qu’une conduite inappropriée engendrerait. Toujours elle a senti le poids des responsabilités lui peser sur les épaules : avoir peur en silence quand son père piquait des crises, essayer de rompre l’indifférence affichée de sa mère, faire semblant de croire en leur force d’adultes et faire des réserves en secret au cas où ils disparaitraient sans explication, protéger son petit frère, le laisser être un enfant. Et tout ça sans la moindre reconnaissance, bien entendu ! Personne n’avait jamais eu vent de son combat secret.  Elle en saigne encore, parfois, lorsqu’elle se rappelle à quel point sa mère était dure avec elle. Pas de sorties, pas de plaisir et le soupçon permanent qu’elle allait se vautrer à la moindre occasion avec le premier inconnu qui passait. Tout ça sans aucune raison. Elle s’en veut parfois de ne jamais l’avoir questionnée sur ce manque de confiance. Maintenant c’est trop tard. Elle est trop vieille pour remettre sur le tapis les chagrins de l’enfance et elle se sent puérile. Son père vient de mourir et sa mère est fragile même si elle donne le change. Elle, sait quel est son rôle et elle le joue à la perfection. Elle n’a fait que cela, toute sa vie : jouer le rôle qu’on lui a écrit. La douceur, la prévenance, ravaler ses rancunes et comprendre, sentir la vie qui coule à côté d’elle sans que jamais elle n’ose y plonger un orteil sans quêter un accord. Elle a pour une fois sa mère pour elle seule. Il faut qu’elle en profite. Elle ne sera pas éternelle. Peut-être y’a-t-il encore un espoir. Je la regarde qui la regarde avec cet air d’attendre et j’ai envie de lui crier qu’il faut qu’elle se rebelle, qu’elle parte en courant ou bien qu’elle la rembarre. Désobéir, c’est vivre !  Mais non, elle acquiesce, l’air grave et les sourcils froncés : « Je ne me permets pas d’intervenir car ce n’est pas mon fils, dit maintenant sa mère, mais quand même, il faut bien avouer que cet enfant n’en fait qu’à sa tête et n’est jamais repris. Encore ce matin, à faire du roller dans la salle à manger et à me narguer. Il ne l’a pas volée sa punition ! Privé de plage, ça lui apprendra.». Je me demande bien comment est ce garçon qui tient tête à l’aïeule. Elle en parle à mi-voix sur le ton de la confidence. Ma grand-mère le faisait aussi. Mais son ton bas, secret, lui, étouffait ses larmes, son impuissance et sa colère quand l’ainé des cousins prenait une raclée et qu’elle n’osait pas intervenir. Son gendre lui faisait peur. Il était charmant. Sauf quand il cognait sur son fils à le faire rouler par terre. Elle ne savait pas quoi faire alors elle lui glissait en cachette des barres de chocolat et le consolait quand personne ne pouvait la voir. A l’occasion, toujours hors de portée des oreilles masculines, elle nous disait de cette voix profonde, empêchée et si particulière, à quel point elle était révoltée. Une révolte souterraine. On ne contredit pas les hommes. On partage entre femmes. Les cris des enfants sur la plage me renvoient au passé. Cette petite fille a l’air de bien s’en tirer. Elle ne se laisse pas faire par ses cousins. Même s’ils sont plus âgés et plus nombreux. Finalement, les choses avancent. Les générations se suivent et ne se ressemblent pas. Je reste un instant fascinée à la regarder mener le nouveau jeu. Ils construisent une  piscine, les garçons creusent et remplissent, appliqués à respecter ses directives. Elle est bronzée et sûre d’elle. Un petit corps tout en muscles. Je l’imagine vivre en Bretagne et pratiquer la voile. L’hiver, toute la famille part au ski. Elle vient d’un milieu plutôt aisé. Elle a l’assurance de ceux pour qui le monde a été taillé et qui ne doutent pas de leur place. Elle lève la tête quand le reste de la tribu s’avance sur la plage, les bras chargés de grands saladiers de taboulé. Deux hommes et un adolescent qui les suit avec un air de se ficher pas mal d’être là. Voilà donc le fameux délinquant : un jeune homme plutôt fier aux frisettes brunes et tâches de rousseur. Il a de beaux yeux bleus qui ressortent sous le halage de l’été. Il se dirige vers les autres mais se fait rappeler à l’ordre par son père.  Ils ont les mêmes boucles désordonnées. « Antoine ! Tu viens m’aider à mettre la table ! ». Le père est en marinière et pantalon de toile bleue. Je respire le parfum des embruns qui accompagne le moindre de ses gestes. Il doit sortir de la douche. Sa main soulève le bas de son tee-shirt et il se gratte le bas du ventre en baillant nonchalamment : « ça va, m’man ? ». La mère acquiesce dignement d’un petit signe de la tête. Je vois tout son corps se détendre et se caler mieux entre les racines de la vieille souche qui lui sert d’appui. D’un corps à l’autre, le flambeau est passé, elle peut se tenir en retrait du spectacle familial. Son fils est là qui prend la suite. Il dirige les opérations avec désinvolture. Il parle fort et plaisante tout haut. Il joue  lui aussi son rôle à la perfection. Tout à l’heure, il laissera ses enfants et partira plus tôt pour être sûr de ne pas la croiser quand elle viendra les chercher. Il les serrera fort tous les deux, Antoine le fier à bras et Léa l’intrépide. Déchiré, il reprendra sa grosse Berline, et roulera une partie de la nuit. Il espère que la route le lavera de la rudesse de ces vacances et de l’abandon des siens. Personne n’a vu à quel point les enfants  étaient tristes. Ils ont passé leur temps à critiquer sa façon de s’y prendre avec eux. Ne lui ont laissé aucune chance, condamné à mal faire puisque dorénavant, père célibataire. Au petit matin, il sera à son poste à manipuler des stocks et des chiffres, à inventer des actions communicantes qui augmenteront ses chances de garder son job et les dividendes des actionnaires. Il s’abrutira de travail pour oublier que plus personne ne l’attend le soir. Je sens sa hâte d’être ailleurs à l’intensité de ses gestes. Même pas mal. Il pleurera peut-être tout à l’heure. Une crise de larmes incontrôlable qui l’obligera à garer la voiture sur une bande d’arrêt d’urgence le temps que ça passe. Je voudrais le consoler, lui dire qu’il a fait de son mieux, que ses enfants sont beaux, fiers et vivants, et que la horde piétine toujours ce qui menace de changer l’ordre établi, même en son propre sein.

 L’autre homme ne m’inspire aucune sympathie. Son statut de gendre se devine à son ton mielleux qui contraste avec ses airs de propriétaire quand il s’adresse à la jeune femme. Il a besoin de rappeler sans cesse les contours du territoire qu’il occupe avec une insistance larvée qui me met mal à l’aise. Sa douceur ressemble à une menace, une mise en garde pour qui regarderait ses affaires d’un peu trop près. Il porte des mocassins et un polo bleu marine de la marque Lacoste, des lunettes noires lui mangent le visage qu’il a plutôt carré. Un look qui ne dit rien et dit tout à la fois. Il change de manières dès qu’il s’adresse aux enfants, houspille son fils parce qu’il ne mange rien, d’un ton tranchant qui méprise et écrase. Sa bouche tremble de colère, on le dirait tout prêt à le frapper. L’humiliation et la honte que je sens poindre sur les joues du garçon me fait mal au ventre. Sa femme ne dit rien, elle regarde ailleurs. Il a volé tout l’espace, on entend plus que lui. Les enfants se dépêchent d’avaler la ration qu’il leur a octroyée pour pouvoir déguerpir. Il passe à autre chose reprend ce ton de sucre pour s’adresser à son beau- frère et à sa belle-mère. Il ignore sa femme qui n’en demande pas plus. Je pense : « C’est un lâche ! », et revois ma grand-mère, ce qu’elle a transmis sans mot comme un fait établi et que j’ai transgressé. Il faut contredire les hommes. Je croise son regard, ne baisse pas les yeux même si cela dure et parait incongru. Il détourne enfin le visage. Je ne souris pas.

A propos de Stéphanie Rieu

J'ai 44 ans et à ma grande stupéfaction, je vis en Lozère depuis maintenant quinze ans. J'ai souvent pris des trains en marche pour le plaisir de l'aventure ce qui m'a permis de pratiquer différents métiers tout aussi passionnants les uns que les autres et toujours en lien avec l'humain. Il y a quelques années, je me suis formée à la biographie familiale avant de réaliser que c'était sur ma propre matière que j'avais envie de travailler. J'ai donc intégré "Les Ateliers du Déluge", où, avec d'autres compagnes d'écriture, nous formons un ensemble insolite, disparate, joyeux et déluré, ne reculant devant aucun défi, ni prise de risque (y compris celui de s'inscrire sur les ateliers en ligne du Tiers-Livre !). Aujourd'hui, j'essaie de prêter une oreille attentive à ce qui m'anime : écrire, cuisiner, lire, accueillir, jardiner afin d'oser aller à ma rencontre. Malgré les efforts incessants que je déploie pour essayer de réfléchir sérieusement à mon avenir, je ne sais toujours pas ce que je voudrais faire quand je serai grande.

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