Hypothèses allée de la nef

Hypothèses dans l’allée de la nef :
Le voici sous les petites bougies rouges dont les flammes ne vacillent pas, dans son cercueil de pin, le schizophrène. Qui était là, sous les couches de cauchemars, hallucinations, violences et refoulements ? Y-avait-il un Autre, qui aurait pu être celui-là, dans ce corps-là?

Hypothèse 1 : « Si j’avais été à l’école, j’aurais été bon ».
Il possédait une boîte entière de leurres à brochet, de toutes couleurs, à plumes, à crochets, à ressorts, rangés dans des petits casiers. Mais la pêche n’ était qu’un leurre : il serait allé à l’école.
Né dans un milieu social plus propice, ou non le troisième de la lignée mais le onzième, à une place où l’on pouvait étudier plus longtemps puisque les aînés travaillaient à la verrerie pour subvenir aux besoins des quatorze, il ne serait pas arrivé comme une merde, dixit sa mère, mais comme un enfant-roi, ceux de la troisième génération. Il aurait fait latin-grec, non pas relié des livres mais traduit des livres, puisqu’il aimait les livres. Il connaissait la carte de la Grèce par cœur, pour preuve ce marque-page du petit Larousse de 1950, sur la table de nuit de l’Ehpad, et toutes les taches de gras du bas de page. Il aurait connu la Grèce par son souffle, ses pieds arpentant le sol antique, son regard repérant au loin les îles apprises sur la carte.

Hypothèse 2 : Une rixe aurait mal tourné.
Dans une des bagarres, son frère aîné aurait gravement blessé leur père au couteau, on sait que père et fils se battaient au couteau. Il aurait soutenu son frère dans cette rixe du soir, les derniers de la fratrie réfugiés sous la table. À quinze ans la prison n’ayant pas été requise, il aurait passé ses dimanches au parloir à visiter son aîné, avec lequel il élaborait des plans de vengeance et de solution définitive. Finalement encouragé par ce frère, il aurait buté le père avec une 2CV, alors que celui-ci rentrait du bistrot, sur la levée (route longeant du bord de Loire), au bord du bois. Pour preuve le coupe-chou, confisqué à son entrée à l’Ehpad par une infirmière avisée, bénie soit-elle entre toutes les femmes, si Dieu est encore là.
Le parricide était donc déjà le fantasme de mon père. Ô surprise, le sujet du parricide se transmet dans notre famille de génération en génération.

Hypothèse 3 : Il aurait été laid.
En plus d’être pauvre et schizophrène il aurait été laid. Durant la cérémonie finale, quelqu’un a dit « la beauté était son seul viatique ». Pas de beauté, donc disparition du mirage de soi, pas deux cent seize photos de lui dans sa boîte en fer de galettes Saint Michel. Pas de collection de soi ni contemplation de soi durant toute une vie. Ne lui reste que la pêche et sa collection de leurres. Toute sa colère sociale (père alcoolique et violent, misère et manque d’instruction) métamorphosée en un seul grand, digne et noble adversaire : le Brochet. Pour preuve les livres reliés sur le brochet, la gueule de brochet taxidermisée, laquelle au bout de cinquante ans commençait à perdre ses dents.
Hypothèse confirmée à partir de ses propres cinquante ans, la beauté ayant sérieusement commencé son effacement.

Hypothèse 4 : Madrid sur le Manzanares
Une Espagnole l’aurait fait chanter, vendre sa maison, prendre un train pour Paris puis une correspondance de nuit pour Madrid.
Au petit matin, gare espagnole, il ne sort pas côté quai mais côté voie, franchit plusieurs rails, se hisse par la force des bras sur un autre quai, se débrouille de prendre une chambre dans l’hôtel d’en face, les poches pleines de liquide et de comprimés anti hallucinations. Au deuxième matin discute par gestes avec les pêcheurs du Manzanares, lance une ligne pour partager, le geste sûr, puis reprend le train pour Paris, laissant une femme en jupe rouge s’agiter dans la gare, dans les couloirs, au bord des kiosques, rageant de s’être faite berner au seuil de récupérer l’enveloppe et d’abandonner enfin ce type sur lequel elle travaillait depuis si longtemps. Preuve le marque- page Madrid sur le Manzanares et les traces de doigts, petit Larousse 1950.
Il n’a plus de maison, il va bientôt s’en rendre compte.

A propos de Valérie Mondamert

Valérie Mondamert est prof de musique, anime des ateliers d'écriture dans les Alpes de Haute-Provence depuis treize ans, a publié plusieurs fois aux éditions du Pont St Jean (Manosque).

Un commentaire à propos de “Hypothèses allée de la nef”

  1. Alors, là, bravo ! J’adore.
    Triste-doux-violent-drôle.
    Merci, Valérie, pour cette situation et ces hypothèses.