Instants prophétiques

J’ai trop besoin de mes rêves pour me passer de nuit. Dans mon sommeil décante le jour collectif avec, peut-être, un détail singulier prémonitoire versé dans le même tonneau d’assimilation. Mon inconscient pousse au tri récapitulatif les moments qui se bousculent au portillon parmi les événements récents, les promesses entrevues, les engagements à honorer, les propositions à décliner. Le rêve est un sablier dont chaque grain précieux ne se dilapide que par négligence. Chaque jour d’images nouvelles renverse le sablier d’impressions granuleuses, les agence autrement selon une réinterprétation très légèrement modifiée, jusqu’au changement plus important qui supplantera les traces de l’avant-dernière vision.

Il y a cette fontaine prolongée par un ru qui sinue dans le jardin public, sur des galets formant un serpent d’eau dans « l’enclos », dénomination du jardin public entouré par les façades des vieilles maisons du village de montagne et juste derrière elles, La verticale drue de contrefort alpin s’élevant jusqu’aux nuages. Le rêve est une gravière. L’eau de la journée sera filtrée par son écoulement sur le dépôt limoneux, ombrée par les portiques de bois rustique des installations de jeux d’enfants – une tyrolienne, des balançoires – en bois de rivière poli, flotté, décoloré, comme chargé par le temps de transmettre les valeurs traditionnelles à la génération d’innocence. Feudataire des résidus du rêve, que faire de cette extraction de granulats, d’alluvions qui me reste dans les yeux ?

Il y a ce volume à la couverture illustrée de la collection 1000 soleils chez Gallimard des « Chroniques martiennes » de Bradbury sur lequel je suis tombé sur le stand du bouquiniste lors de la brocante du mois dernier. Une semaine plus tard, on me proposait par hasard de m’enrôler pour en monter une version scénique en quinze jours pour la fête du village. Je devais y chanter un gospel dont je connaissais vaguement le refrain « Sometimes, I feel like a motherless child ». L’association du comité d’animations recherchait aussi une danseuse pour la pièce. J’ai pensé à celle que j’avais vue quelques jours auparavant au concours de sculptures de foin à Valloire. Elle dansait sur une musique de Philip Glass assez planante que j’ai reconnue, l’indicatif d’une ancienne émission de radio. Un solo virevoltant, qui tressait des figures mimétiques, inspirées par les sculptures animales entre lesquelles évoluait la danseuse d’origine vietnamienne. Un kangourou, un éléphant, un papillon géant. La fluette silhouette disparaissait entre ces énormes sculptures végétalisées, dont l’armature dissimulée en fils de fer était soutenue par des poteaux de bois. Les sculpteurs par équipe de deux avaient consacré plusieurs jours à l’édification de leur projet. J’ai pensé en face d’elles à un moucharabieh interposé sur la réalité trop crue, que l’on doit emballer d’une façon ou d’une autre pour la rendre supportable. Ces exemples-ci relevaient d’une enveloppe naïve, somme toute reposante. Je m’étais attardé en les savourant sans arrière-pensée.

Il restait des coquelicots et des bleuets parsemés dans les blés. Regardant le champ qu’il longeait, il attribuait aux épis coudés un air de perplexité légèrement accusateur, comme un reflet dubitatif de ses propres velléités et de son manque d’énergie. Les libellules bleues en rase-motte dans les joncs passaient, indifférentes. Libertango trainaient ses notes cruelles et acidulées sur son mal au crâne. Il lui fallait se plonger dans l’eau et nager à grands moulinets, son visage tourné vers le ciel clair. Panser les torsions d’âme et de cœur, laver à grande eau verte ses affres, les emplir de fraîcheur avant de les noyer comme on le faisait autrefois des portées de chatons. Le soleil ressemblait à un grand dahlia jaune.

Il y a l’aiguille du talon soulevée, le coup de pied au-dessus des orteils pivotant, entrainant la torsion de la taille, tout le bas du corps tournant alors que les épaules restent face au partenaire. Oscillation, hésitation, ultra sensibilité du tango, vite, vite, lent, lent, glissade en avant, cambré. Le couple suit une trajectoire courbe, suit enchaînement de gravité, d’inversion, de retour, de revirement et d’ambivalence des mouvements qui décident d’une direction et s’engouffrent en déviant à l’opposé. Décider d’un élan, du rythme de la vrille contrariée du corps. Le partenaire suivi front contre front, par pression des phalanges sur l’omoplate. Attente et extrême retenue des réflexes. S’en remettre à l’imprévisibilité de l’instant, à l’expérience du corps, de ses contrepoids alchimiques. S’exempter de toute défaillance par la coïncidence aux sensations. S’épouse la hiérarchie spontanée des instincts d’équilibre et de déséquilibre. Milonga en escalier, alternance des marches descendantes et montantes, tire-bouchon des émotions tactiles. Ressort de destinée argentine. Trajectoires paradoxales, élasticité des accents. Rotation des genoux pliés sous soi, ronds de jambes emmêlées et subtil déhanché. Frôlement et suspension. Rupture brutale. Les mains se lâchent en continuant à s’aimanter. Tension des mollets. Les figures ploient. Lumières en filaments dans le miroir.

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A propos de marion lafage

J'aime nager au milieu des autres écrivants en essayant de ne me baigner jamais dans le même fleuve de mots. asso: Mots et Rhizomes. D.U. Aix-Marseille 2017 Animateurs d'ateliers d'écriture