L#2 « Je ne la vois plus »

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« Je ne la vois plus », le garçon resté sur le sable s’inquiète, il ne la voit plus, la nuit s’empare de tout, l’obscurité s’est faite rapidement après avoir hésité quelques instants, elle est tombée d’un coup, rideau occultant, et il ne la voit plus. Hors saison, la baignade n’est pas surveillée, elle se pensait seule mais lui était là. Il l’a vue arriver, d’abord étonné qu’une femme vienne seule, en plein hiver, sur une plage. Les plages depuis la décennie noire sont devenues des no man’s land, on arrive encore, dans celles qui ne sont pas interdites au public, privatisées pour les généraux et leurs happy few, on arrive encore à braver la peur des bombes et à s’y agglutiner à plusieurs durant les grosses chaleurs de l’été où la ville s’embrase, quand les volets ne suffisent plus à taire les rayons du soleil, on s’y agglutine, les familles viennent avec marmites et enfants, les parasols pullulent, on les bâche pour faire comme une tente de mauvaise fortune et essayer de se rafraichir tant bien que mal entre les gamins qui braillent et les jeunes (hommes) qui écoutent du Cheb Hasni, mélancoliques avant l’heure. En hiver et en automne en revanche, les plages sont désertées, elles deviennent un refuge pour ceux qui n’ont pas de famille, pour ceux qui ont sombré dans l’alcool et les drogues, pour ceux laissés-de-côté. Les femmes n’y ont pas leur place. Une femme est forcément fille de bonne famille, elle doit être avec son mari, son père, son frère ou son fils le cas échéant, et un père, un fils, un mari ou un frère n’aurait jamais l’idée saugrenue de l’amener en bord de mer en plein hiver. Depuis la décennie noire, il y avait d’autres idées saugrenues qui ne venaient plus à l’esprit : l’emmener au cinéma, l’emmener se balader manger une glace, l’emmener au restaurant, faire un road-trip à l’autre bout du pays. Alors on comprendra aisément pourquoi le garçon a été d’abord étonné de la voir arriver. Seule. En plein hiver. Sur la plage. Quand elle a commencé à se déshabiller, quittant son pantalon, son pull, il ne savait plus où se mettre. Il essayait de regarder ailleurs par peur des représailles, il avait peur que quelqu’un le voit la regarder, c’est souvent ainsi dans ce pays, on a toujours peur d’être vu. Il voulait lui dire de faire attention, il voulait l’appeler de l’autre bout de la plage – il n’était pas allé si près de l’eau- elle ne pouvait être qu’une étrangère pour venir se déshabiller sur une plage vide d’hiver. Les femmes gardaient leurs vêtements, même l’été en bord de mer. Depuis la décennie noire, on leur répétait inlassablement de se couvrir, à chaque secousse de la Terre, on les condamnait, la terre tremble à cause des maillots de bain d’été. Il l’a vue ensuite entrer dans l’eau et nager. La grâce de ses mouvements, l’assurance des ses gestes l’ont alors saisi. Il se disait qu’il assistait peut-être à un événement surnaturel, qu’elle était une femme djinn qui rejoignait le monde souterrain. Il ne la voit plus désormais. Elle s’était d’abord rétrécie au loin, réduite à un point, noyée dans les lumières du soleil couchant et maintenant il ne la voit plus du tout. Il s’approche des vêtements laissés au bord de l’eau, que les vagues avaient déjà commencé à lécher. Il se met à la recherche de papiers d’identité, il ne trouve rien, hormis une feuille écrite en français, qu’il n’arrive pas à déchiffrer. Il crie « hé hooooooooooooooooooooo » « hé hoooooooooooooooo » « ya mra » « ya tafla », »ya madaaaaame », ya pour l’apostropher, mra pour femme, tafla pour fille. Il ne l’a pas vue d’assez près pour savoir précisément son âge mais elle se situe de toute façon dans cette tranche un petit peu floue, on ne sait plus, on ne sait pas vraiment. Elle-même s’interroge parfois.

Elle continue de nager, dans l’eau devenue noire, opaque. Elle est saisie parfois de peur, essaye de taire les voix qui peuplent son esprit et les eaux qui l’entourent de monstres marins et d’histoires extraordinaires, parfois son palpitant s’emballe quand elle sent quelque chose lui frôler le mollet, alors elle précipite ses battements de pieds, mais elle continue sa danse parmi les vagues, au loin, ne se doutant pas qu’un garçon sur la plage s’est chargé de récupérer ses affaires et essaye de chercher du secours.

A propos de Lamya Ygarmaten

Anime des ateliers d'écriture par-ci par-là, co-écrit un film et essaye d'écrire un roman. A quitté l'Education nationale, mais nullement l'enseignement, et notamment celui du FLE. Ecrit des chroniques de lectures sur instagram : lamia.gormit, et a une petite chaine youtube (Ya Lam)

6 commentaires à propos de “L#2 « Je ne la vois plus »”

  1. bon! ça prend forme!!! tellement envie de connaitre la suite. là, on y est, on est sur cette plage et on l’appelle…
    poursuis!