L#6 Journal haut-alpin

Lundi

Triste nouvelle. Jeff abandonne son ascension du K2. A vu l’avalanche les emporter tous les trois – Rick, Stephen et Jordi. Ont pu sauver Jordi et Stephen mais pas Rick – Rick Allen, 68 ans, Piolet d’or en 2013, parti pour la n-ième fois à l’assaut d’un sommet, manquant y laisser sa peau il y a 2 ans encore ; Rick et  sa bravoure toute d’humilité, celle de dire qu’il devait sa vie à une bonne étoile – et sa bravoure, son vertige des ascensions, ses victoires sans cesse remises dans la corbeille des défis à relever, à qui, à quoi les devait-il ?… Rick, repartant, cette année encore, avec elles deux, sa bravoure et sa bonne étoile, pour ouvrir une voie par la face sud-est du K2 (8611 m, le plus difficile, le plus dangereux sommet au monde), récolter des fonds pour une ONG aussi – car enfin, il faut bien que ces victoires servent à d’autres qu’eux, se prolongent par d’autres victoires sur d’autres corps, anonymes ou pas, leur transmettre un espoir, une force qu’ils n’ont pas… et cette ultime ascension le laissant lui, avec ses exploits dépassés peut-être par d’autres demain – le premier accomplissant peut-être le rêve inaccompli de Rick, et le suivant, et le suivant encore… et ces victoires remettront-elles les pendules à zéro ? Justifieront-elles le rêve inabouti et la mort de Rick ?… Rick avec ses rêves accomplis, n’apprenant jamais que le dernier ne le sera pas – encore qu’être inhumé au pied de ce K2,  là où il fallait qu’il soit, aurait peut-être été l’un d’eux –  Rick savait-il qu’il avait un homonyme ? Rick Allen de Def Leppard, batteur professionnel perdant un bras et réapprenant à jouer avec celui restant, avec ses pieds et une batterie adaptée – et lui de devenir batteur manchot mais redevenant batteur, reprenant sa carrière là où il l’avait laissée… et de penser à Django avec ses trois doigts sur le manche de sa guitare et Petrucciani repoussant sur le piano les limites de l’instrument… et l’on voudrait tant que tous aient cette résilience-là, ne reculant devant rien de ce qui un jour a tout remis en question – y compris le fait même de vivre, surtout le fait de vivre… et l’on se dit aussi que décidément les sols de la mosaïque ont parfois cet art de rendre possible l’impossible

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Mardi

Chronique d’un chaos annoncé ? une fois encore, prévisions météo complètement erronées – ici, d’année en année, violence croissante des éléments, même les agriculteurs d’ici ( témoins-relais du territoire) en attestent – vents forts à partir de midi, parfois même avant, journée ensoleillée quand la pluie est prévue, des orages quand le temps prévu devrait être stable, pluies diluviennes, orages de grêle etc… Le climat se dérègle et la météo rame, les sites les plus pointus ne sont plus fiables – pourtant, tout le monde continuer de les consulter, comme si l’on voulait que la vie de la planète soit réglée comme du papier à musique… et l’on continue de le constater comme si l’on n’y croyait pas au dérèglement ambiant.

Mercredi

Hier soir, bref échange avec T. (presque 20 ans, tempérament silencieux, vient d’avoir BTS en gestion de ?, passionné de haute montagne, son projet : quitter Paris/I.D.F. et trouver un emploi ; B., sa mère (contrôleuse fiscale).

T. (très calme, s’adressant clairement à sa mère) : … et toi, qu’est-ce-que t’avais comme passion à mon âge ?

B. (évasive) : bah…

T. (calme, sans agressivité mais tendu) : … t’avais bien une passion ! Quelque chose que t’aimais pour faire le boulot que tu fais ? je ne sais pas, t’avais une passion pour les chiffres ? bosser dans un bureau ? Tu voulais faire quoi ?

B. (imperturbable) : Non… je n’avais pas de passion particulière… pas spécialement pour les chiffres non plus… j’ai fait ça parce que ça se présentait, je crois…

T. : eh bien, justement, moi, c’est ça que je ne veux pas – faire toute ma vie un boulot sans savoir pourquoi je le fais, sans aimer ce que je fais… faire un boulot qui m’plairait pas !

Moi (mal à l’aise pour Brigitte, qui pourtant ne semble pas plus émue que ça) : parfois on travaille pour gagner sa vie, être indépendant aussi (n’ai même pas osé parler de payer les études des enfants, la cantine du midi, un lit, un toit…) et puis, quand on commence à travailler, on ne sait pas toujours vers quoi on va évoluer…

Tim (à moi) : et toi, t’en avais une passion ?

(je me suis dit que j’aurais mieux fait de me taire)

Moi : oui… la même qu’aujourd’hui…  parler la langue des autres…  communiquer… communiquer avec eux dans leur langue, pour mieux comprendre, les comprendre de l’intérieur de leur propre langue, je ne sais pas si je suis bien claire…

Tim : si, si, je vois bien, c’est pour ça que j’apprends le polonais…

Moi : … sinon comment faire s’ils ne parlent pas la mienne ? Comment se dire ce qu’on a à se dire ? ne pas s’ignorer, ne pas finir par se taper dessus quand on n’est pas d’accord, ne pas se laisser manipuler par ceux qui la parleront à notre place… il faut un pont, une passerelle, une main qui se tend… je ne savais pas où il me mènerait ce besoin-là mais je savais que c’était de ce côté-là qu’il fallait que je sois… pour rencontrer les gens, leurs différences… et toi ?

T. : Ce que j’aime, moi, c’est être au milieu des montagnes, y vivre, les escalader, les explorer, découvrir, respirer… c’est là-dedans que je veux faire quelque chose… pas question de faire toute ma vie un boulot qui m’plaît pas !

Simple opposition feutrée entre un fils et sa mère ? Leur calme à tous les deux m’a impressionnée ; aurais-je osé avoir cet échange avec mes parents en présence d’une tierce personne ? J’avais envie de lui dire fonce, T., fonce, vas-y, fais ta place là où tu veux qu’elle soit, c’est toi qui a raison ! Me suis tue, j’ai pensé aux passions, au quotidien, à l’envers et contre tout, l’envers et avec tout – l’avec tout d’aujourd’hui et son quotidien pur et dur, son marche ou crève, sa solidarité des grands jours, des grands mots, l’autre aussi glissante comme une peau de banane… me suis tue, pourtant je parlais la même langue que T. 

Même si je ne m’en servirai pas, me suis fait expliquer la recette du mille-feuille par le père de T. Je voulais savoir comment se forment les mille feuilles, comment il monte ; il semble que le respect des températures de préchauffage et cuisson soient essentielles. Recette classique : celle d’ un pâton de 6 tours, crayon à la main pour m’expliquer : on a compté ensemble, on dépasse largement les 1000 feuilles, ça tourne autour de 1360. Le mille-feuille y gagne en hauteur. Et nous ?

Jeudi

Zoom avec Nieves et Lynn (cette semaine tout anglais/semaine prochaine tout espagnol). Avons échangé sur film de H-G. Clouzot (lien envoyé par Nieves la semaine dernière https://historia-arte.com/obras/el-misterio-picasso) ; une grande première cette expérience au croisement de ce que l’acte cinématographique permet et de ce que l’acte de peindre/dessiner offre – filmer Picasso dans son acte de création « ce drame quotidien et confidentiel de l’aveugle de génie », suivre son geste, filmer la main à l’instant où elle répond à la tête – on donnerait cher pour être dans la tête de Rimbaud au moment où… dans celle de Mozart au moment où… dit Clouzot ; expérience rendue possible par la caméra ; pour savoir ce qui se passe dans la tête d’un peintre, il suffit de suivre sa main… ; Clouzot dit : expérience impossible avec acte de création poétique, musicale… Me pose la question : savait-il que les brouillons d’auteurs existent, qu’ils nous en disent long sur le processus d’élaboration d’une phrase, d’un vers, combien de ratures, de réagencements d’un texte, d’heures passées sur un écrit ?  

http://expositions.bnf.fr/brouillons/ https://tierslivre.net/spip/spip.php?article499

Me pose également question quant au côté improvisation de cette performance de Picasso – on connaît l’artiste, mais on connait aussi l’homme !

Ai découvert nom entier de Picasso : Pablo, Diego, José, Francisco de Paula, Juan Nepomuceno, María de los Remedios, Crispín Cipriano de la Santísima Trinidad Ruiz y Picasso – Picasso (origine italienne, Gênes) : patronyme de sa mère, le nom intime a dit Nieves avec un sourire.

Vendredi

Ai avancé le tableau de Giustina, rentrant, à cru, Albas à l’écurie. Reflets auburn quasiment identiques des cheveux de G. et de la robe du cheval. J’aime le relâchement total du corps, elle est presque affaissée, comme dans une rêverie, confiante, abandon manifeste de toute injonction au cheval, elle tient à peine la longe ; j’aime aussi l’angle de son pied totalement relâché lui aussi, le jaune de sa bottine fatiguée, le blanc sali de sa chaussette, elle se tient sur son cheval comme une feuille posée sur l’eau – le cheval sait-il qu’elle est encore là ?

Je manque de bleu pour la robe du cheval.

Samedi

Sommes allés au marché d’Abriès. Vente de livres d’occasion au profit de la bibliothèque. N’y ai pas trouvé de titres de la bibliothèque rose pour reconstituer ma bibliothèque d’enfance (la Comtesse de Ségur, née Rostopchine – me manquent encore L’auberge de l’ange gardien, Le Général Dourakine et Les vacances).

Me demande si la Comtesse n’aurait pas attribué à deux enfants ce qui pourrait bien être la nature d’une seule – une fille pouvant être à la fois une paisible lectrice et une gamine éprise d’aventure, de gambades et de jeux – auquel cas elle aurait été bien en avance sur son temps et même si cela n’avait pas été le cas, j’aimais à me retrouver dans ces deux enfants-là à la fois.

Dimanche

Pour les agriculteurs pas de dimanche, ici (et ailleurs probablement), faire les moissons avant les orages destructeurs, les moissonneuses circulent même sur les traverses de St-André (dites de St-Clément quand on les prend dans l’autre sens), les balles de blé sont enveloppées dans leur protection grise ou blanche ­– me souviens en avoir vu des roses dans la vallée.

A propos de Christiane Mansaud

Besoin de passer par d'autres langues - connues, inconnues, pour mieux sentir celle en creux, la redécouvrir, l'explorer de la voix, la réécrire, la modeler, aller jusqu'où il est possible - qui mène l'autre ? mystère...

5 commentaires à propos de “L#6 Journal haut-alpin”

  1. l’histoire de T. est édifiante car il ignore les terreurs que provoquent les passions (cette jeunesse…) – (pardon, Clouzot c’est Henri-Georges) (on s’en fout un peu) – je ne crois pas trop à ce film – peu importe – Picasso comme on en a entendu parler ces temps-ci hein (après (comme on dit en #P4) j’aime beaucoup ce coq-à-l’âne de journal (merci)

  2. … Clouzot, je viens de corriger, merci-merci de me l’avoir signalé 😉 !
    le film, mmm… des doutes moi aussi 😉 sans trop m’y connaître j’ai bien aimé le côté nocturne/noir et blanc de la « mise en scène » ; je vais voir du côté de la P#4 – pour l’instant, je ne vois pas trop à quoi tu fais allusion… merci de ta visite.

  3. J’aimerais bien voir la robe bleue du cheval. J’abonde dans ta théorie des enfants 2-en-un. Parfois, on en a un peu marre du ou ou. Donc, oui, mieux vaut faire avec tout.
    Sinon, n’hésite pas à estampiller ton titre #P6, on verra mieux de quoi il s’agit pour venir te lire.

  4. … estampillé, c’est fait, merci de me l’avoir signalé ; … le bleu pour la robe du cheval ? question d’alchimie des couleurs 😉 !… au 2 en 1 (plutôt 1 en 2 dans l’histoire) à bien y réfléchir, je me demande si Sophie (plus jeune que les autres) ne pourrait pas se rajouter au 2 en un pour donner un 3 en 1 / 1 en 3 dans l’histoire – les trois facettes reconnues/assumées par la Comtesse d’un personnage féminin…

  5. j’aime surtout le texte du lundi, de l’immensité des montagnes aux doigts de Django. j’ai vu un film récemment « sound of metal », c’est un batteur qui devient sourd et cette tragédie le transforme de fond en comble. à propos de la Comtesse, la Papovski pourrait être une de ses facettes, plutôt Gore.