#L4 | tous les corps sont dans les mots morts

De Pierre Autin-Grenier, la possibilité de dépecer un ange et l’auto-dérision poétique parce qu’écrivain, c’est vraiment rien

D’Albert Cossery, la dérision des philosophes orgueilleux, la puissance des femmes insolentes, la poétique de la saleté et de la faim, le détachement, l’ironie des sans rien, la beauté d’un monde qu’on ne verrait pas sans l’écriture 

De Chimamanda Ngozi Adichie l’attention à la pluralité culturelle et aux variations que l’on peut observer dans un salon de coiffure 

De Pierre Michon la poussée d’écrire au fond de soi, les détails qui, en une phrase, saisissent le corps entier dans une émotion tendre

De Jean-Philippe Toussaint les scènes qui s’étirent, un cheval sur un Tarmac, par exemple mais aussi l’étirement du presque-rien de vies où d’ordinaire rien n’advient si ce n’est des robes de miel (ce qui n’est pas rien)

De Duras, les regards, les yeux, les corps, la force des pronoms, il, elle, tu, tu n’as rien vu, l’écriture comme force et comme résultat, la mouche, la mort, l’amour, l’alcool, c’est tout

De Jack London, la rigueur, le travail, la discipline qui conduisent l’imaginaire vers des histoires, des situations, des personnages qui nous transportent dans d’autres mondes, l’alcool, le froid, la masculinité, la boxe

De Foucault, la pensée de la mutation des corps et des populations sur la longue durée, l’incorporation des significations, des valeurs et la dissémination des pouvoirs et des contrôles, et la capacité à donner l’impression de tout dire, et le corps utopique parce qu’il suffit que je sois corps pour me transporter ailleurs

De Raymond Carver le sens du peu

D’Agota Kristof, les phrases taillées dans une langue apprise, simples, dépouillées et la force cruelle de ce qu’elles décrivent par ce dépouillement

De Canetti, le monde en 3 parties

D’Eleni Sikelianos, ses poèmes et Le Livre de Jon, sur le père, parce que « la vérité de l’affaire, c’est que je ne connais pas mon père et que ç’a toujours été le cas, et que ça le sera toujours »

De Lilian Auzas, la possibilité d’écrire sur des femmes allemandes 

De Philippe Léotard, la voix du poète, oui la voix, celle qui met de la chair dans chaque poème lu et la géniale ambiguïté de l’astreinte : Pas un jour sans une ligne

De Richard Bohringer, la voix aussi, qui dit la beauté de la nuit, que seuls celles et ceux qui la vivent tandis que les autres dorment peuvent raconter

D’Howard Buten, poum, la Résidence Home d’enfant les Pâquerettes et la mort qui vient à cinq ans avec le doigt avec lequel faut pas montrer appuyé sur la tête. Et poum avec mon pouce et je m’ai tué  et tout est dit des enfants pris dans les histoires de grands

De Judith Butler, ce que les mots produisent sur les corps et ce que les corps font aux mots

De Roberto Bolaño, l’impossible

D’Annie Lebrun sur la nécessité d’interroger sans concession ce qui nous hante 

D’Imre Kertesz, et la vie à penser l’impensable, à chercher à lui donner forme par la littérature, à résoudre le problème de l’inimaginable imagination

De Jorge Semprun, ce choix invivable entre l’écriture ou la vie

De Primo Levi, ce qu’est être un homme

De Stanislaw Tomkiewicz, l’ancrage de l’humanité dans l’inhumain 

De Perec, coment dire… si, de Perec, W

De Daniel Pennac, donner vie à Belleville

De Svetlana Alexievitch, le long déroulé macabre du réel

De Gherasim Luca, ah, de lui, prendre corps et y fourrer sa langue

De Cioran, les aphorismes bien sûr et la cruelle et dérangeante lucidité

D’André Gorz, la force d’une première phrase (Lettre à D.) et la compréhension de soi comme traître qui pousse à fuir sa propre langue

D’Arno Bertina sa capacité à montrer en images et en mots ce qu’est faire la vie

De Patti Smith la poésie et la compréhension que l’écriture précède le punk

De Thomas Vinau, les perles qu’il glisse dès l’aube dans la vie des autres et les lucioles qu’il parsème et dont il éclaire les nuits trop sombres

De Michelle Lesbre, la douceur

De Céline, la langue, et l’impression qu’il suffit d’écrire pour qu’elle soit là

d’Annie Ernaux la possibilité d’une oeuvre à partir de sa propre vie, pour le retour perpétuel à ce qui nous rend libres 

d’Édouard Louis, l’écriture de soi à partir de ce qu’on en expurge

De Guyotat l’honnêteté qui pousse à réinventer la langue pour que la vie puisse être dite

De Beckett, le corps, dont tout sort y compris sa disparition et la simplicité des coups de marteau sur la tête dans une autre langue que la sienne

De Deleuze la possibilité de tout expérimenter, de laisser couler le désir, de savoir que tout ce qui existe repousse, renaît, se prolonge plus tard, plus loin

De Ron Athey, le corps exposé et ce qu’il fait dire

De Paul B. Preciado, l’alternance entre les fulgurances théoriques et les chroniques d’un ordinaire rendu chimère

De Camille Laurens, Philippe d’abord qui m’a permis de comprendre que les peines les plus abominables pouvaient s’écrire avant d’être pris dans ces bras-là ou d’autres

De Bashung, l’amour des trains et pas seulement en plaine

D’Homère les chants, Ulysse, etc.

De Joyce, Ulysse, Dublin, et Lucia

De Georges Devereux, l’écriture de l’angoisse à la méthode, et l’alternance de cas numérotés, leur accumulation qui fournit au bout du compte une théorisation majeure des comportements humains

D’Elfriede Jelinek, la violence comme dénonciation des inégalités, parce qu’il faut un courage tout particulier pour lacérer le visage d’un homme qui vous regarde en face

d’Haruki Murakami, les réalités parallèles

De François Bon, la possibilité de l’écriture depuis l’humain anodin, le corps, les objets, les lieux et l’idée que l’on peut en plus rendre compte du corps du rock et écrire sur John Bonham le faire savoir sur Youtube et finalement faire ce qu’on veut comme on le peut, la Do It Yourself litterature

De Philip Roth l’Amérique

D’Hugo les alexandrins, Quasimodo, le pape des fous et Esmeralda la gitane, Pierre Gringoire etc.

De Marcel Pagnol, être enfant, assis à lire à la table de la cuisine et être projeté ailleurs, dans un Sud que je ne connaissais pas encore, de voir littéralement les paysages et d’y vivre, comprendre que d’autres mondes existent

De Nathalie Sarraute, les touches de langue qui permettent l’air de rien de constater que l’Atlantique est devenu la mer Morte 

De Saint-Exupéry, la certitude que les grandes personnes sont incapables de lire un dessin, qu’on peut parler à un renard, mon absolue résistance à toute consigne et mon indéfectible soutien aux allumeurs de réverbères 

D’Asimov, les lois de la robotique, l’existence du Mulet et l’accès aux futurs possibles que l’on choisirait rationnellement et la crainte, depuis lui, de la perte de tout notre savoir lorsque cessera l’électricité

D’Herbert, la possibilité de faire d’un ver de sable un animal majestueux

De Varley, le corps modulable

De Spinrad, le corps connecté et l’imminence des fascismes qui resurgissent dans chaque rêve de fer

De Valérie Rouzeau, la simplicité des mots

De Lucy Elmann, l’épuisement de la phrase

De Laurent Mauvignier, la capacité aussi de tout dire en une phrase, d’inventer l’intérieur des crânes

De Régis Jauffret, cette même capacité à raconter l’intérieur d’une folie qui génère une histoire d’amour criminellement ordinaire 

De Pierre Sansot, l’écriture de l’anthropologie comme poétique

De Prévert, la seule poésie qui a eu du sens pour moi à l’école, et l’inspiration naïve de parvenir à décrire la pluie à Brest ou ailleurs

de Maylis de Kerangal, les vingt-quatre heures de l’entre-deux vies d’un coeur

De Bukowski, le Buk, le fait que la vulgarité n’est pas là où l’on croit et que l’écriture est plus forte que l’alcool même quand on vend sa machine à écrire pour pouvoir picoler

De Virginie Despentes, savoir que Baise-moi peut se demander à la caisse d’une librairie 

De Brautigan, ce que contient une expression aussi banale que la pêche à la truite en Amérique

D’Artaud, le Pezner, à Villeurbanne

De Jim Harrison, l’Ouest

De James Crumley, l’Ouest, notamment le Montana d’où jamais personne n’a écrit à Pierre Autin-Grenier

De Régine Detambel, le fait qu’on peut travailler sur le corps, physiquement, manuellement, et l’écrire jusqu’aux moindres détails de sa déchéance

De Mircea Cārtārescu, Voïla et l’étrangeté d’avoir un corps

De Kafka, la terrible description du possible, et ses lettres comme révélations de ce qu’une vie peut dans son impuissance dont, bien sûr, celle au Père

De Fabienne Yvert, Je n’écris plus et pourtant « maintenant je suis obligée d’écrire que j’écris »

… inachevable tâche

11 commentaires à propos de “#L4 | tous les corps sont dans les mots morts”

  1. c’est un peu ça la famille, il y a ceux qu’on pense avoir oubliés, celles qu’on n’a pas vraiment écoutées et dont on se souvient, avec la fulgurance d’une image, d’un mot, d’une ambiance, d’une odeur même et puis il y a celles et ceux dont on pense tout savoir et dont on ne sait rien

  2. Je pourrais en copier-coller plus des trois-quarts, ( et le peu qui resteraient sont à découvrir ou reparcourir pour voir si) ( et la justesse de ces notices!) … même si j’oscille toujours entre entrer ou non dans l’aventure de faire un livre, je crois bien que je vais me laisser aller à la sentimenthèque ( en secret au moins

  3. comment ne pas se laisser prendre dans cette vague immense qui nous envahit et nous porte loin…
    finalement je pourrais tout copier… (mais vais-je m’appliquer à l’exercice ?)

  4. savouré, même si voulais seulement passer vite pour comprendre ce qui était attendu (et comme en fait je devais plus ou moins avoir compris, c’est le premier qui correspond à ce que j’avais compris – du coup ai lu, ai aimé, ai décidé de ne pas me laisser impressionner, l’ai été un peu, bravo)

    et me résous à penser que serais beaucoup plus courte faute de méditation suffisante (moi j’en aurais besoin) et de ne pas supprimer ceux qui, bien entendu, seraient en commun dans mon petit bagage rapide

  5. « De Laurent Mauvignier, la capacité aussi de tout dire en une phrase, d’inventer l’intérieur des crânes » Je me souviens du choc que fut pour moi la lecture de Loin d’eux. Un romancier essentiel. Merci pour ta sentimenthèque Philippe !

    • Je ne sais pas si tu vas trouver, Emmanunelle, ses petits livres tamponnés à la main ne se trouvent pas partout. Mais ce sont de petits bijoux

  6. Ah ! Philippe, en cours de lecture, mon « Canetti, mais oui » et tellement d’autres, avant et après, cette liste jamais terminée… Je proposais hier à des compagnes d’écriture de la réécrire à intervalles réguliers !