#L5 Carbone HB

[…] Révolution, choc, apoplexie, syncope. Tâtonner en contreplongée et en apnée, à l’aveugle
[…] Comme un arrière goût de sang
[…] Un long cri silencieux qui vous laisse vide. Coquille de noix.


Ou s’il pouvait savoir ce qu’il ne sait pas...

– Je propose un vote à main levée ..
La voix forte, bien que mal assurée domine le brouhaha ambiant.
L’air est épais et si l’on pouvait décortiquer la pièce de ses quatre murs comme l’on débarrasse un fruit de son écorce il y’a fort à parier qu’il resterait un cube d’air presque solide moulé aux formes exactes de la pièce. On a pris soin de fermer la porte.
-Tu n’as aucune preuve de ce que tu avances!
Une voix féminine ricoche en écho du fond de la pièce: Trop lointaine, elle s’offre le luxe de rester anonyme. Les conversations s’étalent en flaques huileuses, convergent, puis soudain, sur le point de se toucher s’écartent, surprises, dans le mouvement de retrait mal contrôlé du mollusque sorti de sa coquillle. Elle créent ainsi dans leur sillages de nombreuses turbulences qui s’entrechoquent : éclats de voix couvrant un court instant la cacophonie. Le cube d’air solide semble alternativement enfler et se distendre augmentant la pression qui règne dans la pièce puis se crever pour regagner sa taille initiale sous l’assaut de ces secousses violentes et saccadées. A droite, de l’entrée un homme, bedonnant, la quarantaine. On le croirait endormi, les yeux mi clos et nonchalamment appuyé sur le mur. Immobile. Tout à coup, s’anime,sans raison évidente, essuie d’un revers de manche son front bordé de sueur puis porte à sa bouche son pouce et son index recourbés et émet une sorte de sifflement qui semble déchirer le cube d’air en deux. On jurerait pouvoir suivre l’onde sonore des yeux dans le léger tremblement qu’elle provoque en fendant la matière. Le silence lui fait suite. Pas même un soupir. L’air s’est immobilisé, jusque dans le va et vient incessant à l’intérieur des dizaines de poumons. L’homme prend de le temps de remettre ses idées en place, savoure cette courte trêve. Dans un effort ou perlent de nouvelles gouttes de sueurs à son front il se redresse et déplie son corps. On peut dire qu’il est plutôt grand et son visage au traits fins coupés d’une moustache fine et entretenue jure avec son corps massif.
– Si l’on s’en tient au faits objectifs et uniquement à eux. Si l’on chasse de nos esprits échaudés tout ce qui tient de la spéculation, de la supposition, de l’imaginaire, du ressenti, du subjectif …
Il marque une pause comme pour vérifier qu’on l’écoute encore
– Alors on ne peut pas dire qu’il ai tord Nouvelle pause, plus courte
– Ni même qu’il ai raison
Un éclair de lucidité traverse quelques regards épars.
Puis la masse reprend le dessus et c’est comme si on avait monté le bouton du volume du bruit de fond des conversations qui reprennent de plus belle. Tout à coup un chuchotement étouffé a peine audible: Il arrive! Bouton volume immédiatement actionné en sens inverse. Seules quelques vaguelettes témoignent dans le silence revenu du procès houleux qui se tient ici. Elles viennent mourir au pied de la porte qui s’entrouvre en grinçant.

L’appel à la langue parlée
[…] Tout ce qui peut se passer sous une casquette verte
.


Et dans la tête d’une chaise de bureau.

Mais enfin ma ptite dame permettez moi d’être en droit de me demander si vous ne sucrez pas quelque peu les fraises? Vous m’excuserez de me montrer grossier … cela n’est pas dans mes habitudes croyez moi…mais enfin, ma ptite dame rendez-vous compte de ce que vous venez de dire! Une chaise ça ne pense pas et laissez moi vous-dire -avec tout le respect que je vous porte- qu’il est totalement absurde, inadapté, inadéquat, imbécile, idiot, stupide de croire une chose pareille… une chaise n’a pas de cervelle voyons, et sans cervelle point de pensée! Encore moins de bouche pour les exprimer… Allez parce que je suis de bonne constitution je vous l’accorde ma ptite dame: tout ce qu’elle a de commun avec nous c’est des pieds… bien que tout bien réfléchi il ne lui permettent pas de se mouvoir. Des pensées … alors là ça fait longtemps ma ptite dame que l’on ne m’avait rien dit d’aussi drôle…

[…]Le mot juste, rien que le mot juste. Pas plus. Comme un télégramme que l’on reçoit. Mais quel mot! Pas de fioriture. Rien d’inutile. Dissection sans fard de l’ordinaire. Brut.


Vendredi treize août deux mille vingt. Sept heures trente trois.Quatre boulevard Dreyfus. Temps sec et chaud-clic-Étouffant-clic-Sans domicile fixe assis à terre à droite de l’entrée des bureaux de la W. Corporation. Semblerait être un habitué des lieux. Nota bene: témoin potentiel. À interroger-clic– tâcher de refiler le bébé au nouveau, ce type à l’air de puer..-clic– Trottoir calmes. Rien à signaler. Sept heures quarante cinq: A onze heure, femme, âge estimé, environ 80 ans. Domiciliée au sept boulevard Dreyfus. Robe verte à fleur. Chaussures noires vernies. Sac imitation croco. Bifurque à droite. Marque un temps d’arrêt et sort un couvre chef type bob vert de son sac. Entre dans la boulangerie « le fournil « au vingt cinq boulevard Dreyfus. Nota bene: témoin potentiel. –clic-ah ça y’est voilà que ça s’agite-clic– Sept heures cinquante: Premiers employés de la W. Corp. Sortent de la bouche de métro Dreyfus et se dirigent vers l’entrée du numéro quatre. Il semblerait que le sans domicile fixe soit un habitué du défilé-clic-zut! je trouve pas les mots pour dire que ce clodo a enfin une lueur d’humanité dans les yeux… bon j’y reviendrais plus tard-clic– Homme. Âge estimé :40 ans. Peau noire. Grande taille. Dépasse la foule d’une tête. Aucun signe distinctif si ce n’est un Attaché-caisse flambant neuf. Comportement suspect. Femme. Âge estimé trente ans. Type slave-clic– Bon Dieu! Elle a le cul d’Angela Basset. Et ben mon pote comme j’aimerai bosser avec un canon pareil… pas certain que je bosserai beaucoup!-clic– Huit heures: l’avenue est de nouveau calme. Le sans domicile fixe semble s’être rendormi.-clic– Il rembobine la cassette, pose le dictaphone sur le siège passager. S’etire. Baille bruyamment. Allume une cigarette. Les volutes de fumée semblent vouloir s’échapper de l’habitacle hermétique.

Jean Tinguely, Dessins avec utilisations de décalcomanies

A propos de Géraldine Queyrel

Vend des rêves dans la vie réelle Rêve de fiction le reste du temps. Son blog : antepenultiemefr.

6 commentaires à propos de “#L5 Carbone HB”

  1. Madame la chaise ion ne dit « avec tout le respect que je vous dois » que lorsqu’on veut montrer qu’on n’en éprouve pas une once pour son interlocutrice… était-ce votre intention ? 🙂

    • Oui merci Brigitte pour cette précision! Mon intention était de faire parler un personnage grossier condescendant et surtout très bête qui utilise des formulations toutes prêtes qu’il n’a pas l’intelligence de maîtriser totalement. Rapport à la casquette verte de JK Toole peut être….