#L5 – Comme si de rien n’était

J’étais sur cette route poussiéreuse mes souliers à la main. J’avais fait quelques pas dans la rue, pris le trottoir dans le sens de la descente. Vers le haut c’était pour aller faire les courses, ou aller à l’église, vers le bas c’était pour prendre le bus; d’autres quartiers, l’école, la ville. Je descendais donc. Il n’y avait personne dans la rue, comme toujours, pourtant je marchais comme sous les regards d’une foule qui m’observait, scrutait mon visage, traquant les signes, les larmes, la rougeur. Je me donnais une contenance, je domptais mes pas, calmement, marcher comme si de rien n’était. Si quelqu’un m’avait vue sortir de la maison et prendre à gauche, il ou elle était maintenant reparti à ses occupations, constatant à ma démarche calme et déterminée que tout semblait normal, qu’il ne s’était rien passé. Je descendais simplement la rue. Je ferai le tour du bloc. Ce n’était pas une pensée formulée avec des mots, plutôt une injonction intuitive. Je marchais, mes deux jambes m’éloignaient mécaniquement de la maison et dans ma tête la scène se rejouait. Parfois elle se figeait sur une image ou repartait en accéléré.

Les vêtements étaient tombés comme un paquet lourd sur le sol du couloir. La distance entre le premier étage et le rez-de-chaussée n’était pas suffisante pour qu’ils se gonflent d’air et qu’ils volent dans la cage d’escalier, qu’ils s’accrochent peut-être au porte-manteau. Ils avaient dû faire un bruit mat de corps qui tombe. Une fois la garde-robe entièrement vidée de son contenu sur le sol, elle s’était retrouvée dehors. Poussée ? Jetée ? Impossible à dire. D’ailleurs je n’étais pas sûre d’avoir vu cette partie de la scène, peut-être l’avais-je uniquement entendue? Peut-être l’avais-je imaginée. Plusieurs raccords manquaient pour reconstituer l’intégralité du film. Lui, il avait dû descendre les escaliers après avoir jeté tous les vêtements. Et elle, où était-elle pendant ce temps-là ? En bas probablement, en train d’essayer de les ramasser. Ou en train d’essayer de sortir de la maison? Parce qu’il criait, qu’elle avait peur, qu’est-ce que les gens allaient dire? Moi j’avais dû sortir après, quand il était rentré dans le salon et qu’ils avaient refermé la porte de rue. Mais je n’étais plus sûre.

Mes jambes continuaient à marcher, comme deux chiens fidèles qui connaissaient chacun des pavés de ce trottoir. Et le film qui passait dans mon esprit continuait à se détériorer. Je n’étais plus qu’une paire d’yeux, un écran sur lequel des images que je ne comprenais pas étaient projetées. Il n’y avait plus de sons, pas un bruit, aucune parole, aucun cris. Sans la bande-son, les personnages semblaient avoir de plus en plus de mal à reconstituer l’intégralité de la scène qui se rejouait en boucle. Ils n’étaient plus que des pantins sans conviction, figés dans des postures ridicules. Lui brandissant une robe à fleur comme une lance, elle en chemise de nuit, immobile sur le seuil une expression consternée sur le visage.

La femme marchait sur une route poussiéreuse ses souliers à la main, dans la chaleur étouffante et la lumière d’août. Moi je marchais sur le trottoir, à hauteur des deux arrêts du bus, devant la bibliothèque et je me fondais dans ses pas. Je pouvais maintenant presque sentir les cailloux brûlants sous ses pieds nus et la chaleur blanche, métallique, qui effaçait tous les contours. Bientôt, seules quelques images flotteraient encore dans ma tête, comme de vagues drapeaux coupés dans le tissu d’une robe fleurie d’été. Puis tout serait effacé. Rien ne resterait que l’incendie de l’été. Rien derrière moi. Rien d’autre que la chaleur étouffante.

Codicille: « J’étais sur cette route poussiéreuse mes souliers à la main » dans ma sentimenthèque à propos de Lumière d’août de Faulkner. Quarante ans plus tard c’est cette image qui m’est restée de ce livre, lu un été où je passais mes vacances à la bibliothèque communale du coin de la rue.

A propos de Anne Vanweddingen

Formée au journalisme, travaille dans une société d'auteurs et d'autrices depuis longtemps, j'écris depuis toujours. Dans des cahiers à plumes, dans les marges, sur des papiers volants. Je cours, j'écris, je travaille. Je cours sur les bords du trou noir comme sur les rives d'un vieux volcan. J'écris mes aventures au centre de la terre.

4 commentaires à propos de “#L5 – Comme si de rien n’était”

  1. Merci pour ce texte fort en émotions. On est happé par le personnage qui nous emmène avec lui. On marche à côté d’elle, on se retourne avec elle, on hésite, on essaie de reconstituer le film des événements récents, on essaie de combler les trous. On vibre, quoi !

    • Merci beaucoup Zoé, c’est très encourageant. C’est un peu un saut dans le vide pour moi et votre commentaire m’aide beaucoup.