#L5 – Renards

Dans la brume opaque qui se lève avant le crépuscule, un peu comme sur la Dordogne, on refait la ville à contresens et on entend tout de ce grondement sûr, ardent qui revient en écho des ponts de la rade. Les renards suivent de loin, ramassés contre les barrières qui s’effilochent parce que tout s’effiloche dans la ville toujours. Et les renards émettent des sifflements sourds comme des pointillés qui censurent le cerveau, il file plus droit, vacille dans le trouble et se rattache au poids des pas. Alors tu vas où, mec ? tu comptes aller où comme ça ? Et lui de se rappeler les grands jets noirs autour des yeux comme des tracés de vernis qu’on applique au gros pinceau sur la barque. Faut qu’elle tienne, faut qu’elle tienne la barque. Les cris des renards sont des petits couinements qui font office de croches sur la fantaisie mozartienne des pas. Et puis soudain ça se décroche, la panoplie des cris, les buses d’abord, statuettes bien droites sur les rambardes du pont de Plougastel, condamné aux voitures après le grand fatras des tempêtes qui avaient fait valdinguer tant de bagnoles dans la mer. Et les coups de vent qui t’envoyaient un cycliste percuter les barrières en moins de deux. Et les renards à tes basques : mais qu’est-ce que tu attends de la ville ? qu’est-ce que tu attends des pierres des ardoises du béton armé si tu ne veux y commettre ta parole politique ? contre le monde et pour son bien c’est bien ça dont il s’agit toujours, Ah non mais la nature ça pousse comme une littérature : hors-sol et non politisée. T’as mal bifurqué mec. Et pourtant il reveut les choses à rebrousse-poil, et tant y tourne et retourne, qu’en quelques heures il se rend compte que les fossés ont repris cette consistance grisâtre, les éboulis, le plâtre, une enfance d’essuyeur de plâtre à Saint-Denis, et puis les études dans les hautes tours, l’effusion des bruits encore, les fêtes et les fest-noz avec le feu de la Saint-Jean au milieu, nous n’irons pas à Paris, nous n’irons pas dans l’œil du cyclone, nous ferons les fiers les schnock les huileux les déjantés, et les grands-parents raconteront comment ils ont fait exploser l’antenne télé dans les Monts d’Arrée, avec l’aide logistique des Corses et des Marseillais, comment ils se sont retrouvés comme des cons, alors qu’ils avaient tout planifié de nuit, qu’aucune victime ne serait à déplorer, comment ils ont rapetissé en dedans, au cœur de l’écriture politique, comment ils ont compris les dégâts, au petit matin l’odeur de brûlé quand ils se sont aperçu, en lisant les journaux le lendemain, le télégramme peut-être, à force de Xavier-Graller le monde, comment ce fut lourd et désordonné le sel politique, à découvrir la mort du pauvre gardien de l’antenne, qui avait fait un arrêt cardiaque à cause de l’explosion, du bruit du soleil qui implose et s’expatrie dans la lande, comment ce fut dithyrambique le spectacle de la contestation et du cri. Alors il rentra dans l’appartement et ce fut dense d’un coup, la chaleur d’étuve qui s’accroche au cœur et fait péter le compteur. La Fender, il l’a prise sous le bras, et s’est enfui dans la rue avec les Black Panthers, avec les Bédouins dans la brume, les petits pas des renards, foxy boy sous la lune qui s’extirpe de l’océan. Mais le va-t’en guerre s’en va au taf comme toujours, même titubant même enflure de pataquès dans la gorge, faut pas croire, les jeunes d’aujourd’hui c’est pas des mauviettes qu’on ensilence et qu’on enferme dans un silo à graines d’or, non c’est pas vrai, les jeunes se lèvent à 4H25, y vont bosser dans la pliure du jour sans broncher faut l’écouter pour l’entendre, puis jamais s’en foutre, reconnaître la vitalité perforante des villes, la vigueur splendide des filles, foxy lady, chanter son Harlem blues mêlé de souffre et de landes brûlées, t’as plus d’antenne mec, et t’auras beau rêver d’y joindre ta voix déferlante, ta voix chahutée d’océan, les quelques riff à la Hendrix, tu es rentré en pleurant à l’hôpital, beuglant qu’y fallait tous s’y remettre sinon.

A ton réveil, criant toujours en défoncé, le front suant de fièvre contre l’épaule d’un sdf qui souriait dans le soleil, tu avais fait le tour du cadran.

A propos de Françoise Breton

aime enseigner, des lettres et du théâtre, en Seine-Saint-Denis, puis en Essonne, au Cada de Savigny, des errances au piano, si peu de temps pour écrire. Alors les trajets en RER (D, B, C...), l'atelier de François Bon, les rencontres, les revues, ont permis l'émergence de quelques recueils, nouvelles, poèmes. D'abord "Afghanes et autres récits", puis en revues "Le ventre et l'oreille", "Traversées", "Cabaret", "La Femelle du Requin"... Mais avant tout, vive le collectif ! Création avec mes anciens élèves d'Aulnay-Sous-Bois de la revue numérique Les Villes en Voix, qui accueille tous les textes reçus, photos, toiles...