#P6 Une semaine à reculons

Dimanche

Journée peu propice à l’écriture. Comme souvent les sollicitations extérieures éparpillent l’attention et le réel se dissout dans une diffraction d’impressions fugitives qu’aucun effort ne permet de restituer après coup.  La vie échappe et s’effiloche avec ce sentiment envahissant d’impuissance. Rien ne retient l’intérêt. On se noie volontairement dans la vie sociale pour échapper à l’angoisse d’exister. Ce n’est pas le monde qui manque de relief c’est le regard qui aplatit tout, s’obstine à ne rien trouver qui le satisfasse. On attend que le brouillard bien réel dû à l’opération de l’œil se lève. On joue sans conviction une partie dictée par les conventions qui servent d’exosquelette.

Samedi

Rencontre inattendue au milieu de la rue : en dépit d’une circulation plutôt soutenue, le coq se promène au milieu de la chaussée. On s’approche et ne peut résister à l’envie de lui parler pour le mettre en garde contre les risques inconsidérés auxquels il s’expose. Il accepte volontiers qu’on le tutoie et même semble écouter. Pour finir il remonte sur le trottoir et picore quelques herbes au pied d’un des amélanchiers fraichement replantés sur le boulevard. Quand on s’éloigne il lance son cocorico triomphant et retourne au milieu de la chaussée. On se dit qu’il n’en restera rien à manger si une voiture l’emporte.  Envol de plume au moment du choc.

Vendredi

 Le mot « attente » convient-il pour désigner cet état de léthargie volontaire dans lequel on s’est retranché toute la journée ? Peut-être si l’on convient que la décision a été provoquée par une incapacité physique à participer au réel. Il s’agit seulement de mettre le corps en état de « veille »  comme on le dit de n’importe quel appareil électronique, afin de traverser le temps « mauvais et incommode ». Mais aussi cette fausse disponibilité prive d’une réelle attention au monde ; la veille n’est pas vigilance, elle est juste retranchement pour ne pas vivre pleinement l’inconfort de la situation. On cherche à s’éviter, en définitive ce n’est pas du monde dont on se retranche, mais de soi-même comme si on cherchait un avant-goût de la disparition. S’effaçant, on efface tout en même temps la possibilité de voir affleurer le signe. Et les mots ne viennent plus.

Jeudi

Difficile retour. Le champ visuel rétréci et cependant éblouissant de lumière agresse le corps tout entier qui cherche un endroit où se recroqueviller. Les à-coups de la circulation, l’impossibilité de maîtriser quoi que ce soit rendent le parcours chaotique, éprouvant. Le malaise est renforcé par la chaleur étouffante. A chaque seconde on attend la collision qui semble être devenue inévitable et pourtant ne se produira nulle part ailleurs que dans l’appréhension qu’on en a ; elle se dilue dans la perception du temps qui prend des proportions démesurées au point d’échapper à toute évaluation rationnelle. La pensée se répand dans des frémissements d’angoisse qui agitent le cœur et les entrailles et gagnent toutes les zones conscientes de la carcasse. La surprise est là : la pensée n’a pas d’autre lieu que les muscles contractés ; elle se fait force concrète réduisant à sa merci les sensations qu’elle soumet à son délire ;  la douleur de la vision s’empare de chaque cellule nerveuse pour tordre toute perception du réel ; les idées monstrueuses naissent de l’inconfort de la chair. Un moment on pense au « pèse-nerf », mais c’est trop tard on a déjà envoyé sa contribution.

Mercredi

Soudain des cris dans la rue.  Une jeune femme court. Elle hurle. La voix stridente semble sortir d’une enfance soudain ressurgie. La gaucherie de sa foulée tient sans doute à la panique qui la dévore. Le buste est légèrement penché vers l’avant. Un petit sac à dos accentue la courbe de son dos. La position souligne l’impression d’urgence. On voudrait l’aider, la calmer peut-être mais elle est déjà passée laissant place à une boule de plumes qui la poursuit avec cette foulée qui vient du fond des âges et fait un peu penser aux tyrannosaures . C’est bien un coq qu’elle fuit avec tant de frayeur. Un animal plutôt racé. Il fonce la tête en avant comme s’il pensait vraiment qu’il allait la rattraper. Les plumes sur ces pattes lui font comme un pantalon de zouave. A son tour il disparait du champ de vision et un troisième personnage apparait : la propriétaire de l’animal sans doute, encore en robe de chambre ; elle appelle la bête, ou plutôt la jeune femme en tentant de la persuader qu’il n’y a aucune crainte à avoir : évidemment ses appels au calme se perdent totalement dans le sillage de panique qui vient de traverser la rue. Un peu plus tard sous ma fenêtre les deux femmes discutent, l’une tenant le coq dans ses bras et l’autre expliquant son horreur des animaux en général.

Mardi

Sur l’esplanade des Invalides un type joue tout seul aux boules pendant l’heure du repas, répétant à l’envie le même coup mais sans quitter les écouteurs qui lui permettent de continuer sa conversation téléphonique. L’invasion des conversations privées se multiplie avec le livreur dont le van grand ouvert laisse entendre la voix de son correspondant que diffuse le haut-parleur de la voiture. On peut suivre chaque réplique, il n’y a même plus la place de l’invention que permet l’usage des écouteur et du micro, laissant croire que tout le monde pratique désormais la parole solitaire pour échapper à la présence.

Lundi

Il faut répéter plusieurs fois mais à des personnes différentes, qui se sont repassé le même dossier, son nom,  sa date de naissance  et l’affection pour laquelle on est venu consulter l’anesthésiste. On ne sait pas trop bien ce qu’ils vérifient les uns et les autres mais on a presque envie de leur donner des informations différentes à chaque fois pour voir s’ils s’en aperçoivent. Peut être que c’est leur mémoire défaillante qu’ils testent. A un moment interrogé sur la date de naissance on répond qu’on ne se souvient pas car en définitive on n’est pas sûr d’avoir été déjà présent ce jour là et que tout ce qu’on répète ce n’est que par ouï-dire.  

A propos de Christian Chastan

"- En quoi consiste ta justification ? - Je n'en ai aucune. - Et tu parviens à vivre ? - Précisément pour cette raison, car je ne parviendrais pas à vivre avec une justification. Comment pourrais-je justifier la multitude de mes actes et des circonstances de mon existence ?" F.K.

8 commentaires à propos de “#P6 Une semaine à reculons”

  1. J’ai apprécié ce déroulé d’instants, surtout cette frontière qui s’efface entre le sérieux, le drôle, le grave.

    • Merci de votre lecture. Ce mélange dont vous parlez vient vraiment de ma lecture du journal de Kafka.

    • Bien sûr le coq c’est le même. Ça m’a amusé de le faire apparaître en inversant l’ordre chronologique.
      Reste que je me demande si l’incongruité peut être considérée comme une épiphanie.

    • Je n’avais pas perçu cette répartition. Les hommes qui sont représentés ne se posent pas trop de questions existentielles. Quant au narrateur je ne l’ai pas voulu génré. Mais écrivant cela je m’aperçois que je l’accorde au masculin…. on est toujours trahi par sa grammaire.