#L6 | Un dernier désir dans l’air bleui

La journée s’écoule. La journée s’écoule depuis des siècles. Le lieu-dit passe la journée, les siècles, à se percevoir. Et la journée, les siècles n’y suffisent pas. Il perçoit l’édicule, la fissure, la surface, la texture. La chaleur envahit le caniveau là, quand l’ombre ici, s’étale sur une place. L’infime variation des lumières, des températures. Il perçoit la terre meuble sous le bitume, sous les couches de pierres concassées. Il plonge, descend. Puis remonte plus haut, se dit : là, j’ai commencé, là j’existe. Rien ne vient. Les matériaux changeant au cours du temps, les frontières mobiles… Deux trois maisons, distantes de plusieurs centaines de mètres… Était-ce déjà… ? Étais-je là, déjà en puissance ? Et aujourd’hui, au fond, suis-je vraiment ? Peuplée de quoi? La fourmi, des hommes, des femmes, l’herbe qui se tend, l’herbe qui s’efforce, l’herbe qui tiraille, les racines qui s’enfoncent, ça tire vers le haut, ça tire vers le bas. Ça pousse et ça tient. C’est ça moi, c’est ce qui lie, c’est ce qui contient, c’est ce qui survit ? Ou ce n’est rien… Un agrégat qui dit moi. Le soleil se lève, au même endroit toujours. Et l’herbe perce ici et là, ici, ici et encore là, ne cesse de gagner du terrain.

Le lieu-dit s’est construit, agrégé autour de la route, à proximité aussi d’une ligne de tramway qui traversait toute la région. Le lieu-dit pense, se souvient. Lorsque le monde se disloque, lorsque l’espace se vide, les villes, les villages, les bourgs rêvent. Des milliers de fantômes, âmes errantes, animaux, minéraux, humains, prolifèrent et se superposent, telles des pellicules photographiques collées les unes aux autres au fond d’une boîte.

La silhouette de la femme, les cheveux bruns et courts, la longue silhouette, le bermuda, les baskets. Elle claque la portière de la voiture. Une silhouette parmi les quelques dizaines de rues, une seule silhouette… Il y a des années, une silhouette parmi d’autres… Des milliers de fantômes… Elle claque la portière…

Il y a des dizaines d’années, il n’y avait pas de portière, la pluie s’écoulait en longues rigoles d’eau à travers le caniveau, puis elle avait séché. Des arbres, des platanes ? Des arbres longeaient la longue route. Des feuilles rouges jonchaient le sol. Il émergeait tout juste du dessous d’une feuille. Un mouvement lent, ténu, certain. Les pattes noires et râpeuses s’avançaient avec précaution et certitude. La lourde et lisse carapace s’extirpait lentement. Plus loin, de la fumée s’échappait d’une cheminée.

Et puis, tout disparaît. Et les arbres poussent au bout du village et la rivière coule plus fort, plus fraîche. Le temps s’étale.

Il n’est pas il, il n’est pas elle, il est neutre, il englobe, il est On, parfois, il est Ça. Le bourg, le village, le lieu-dit, le hameau… On n’a jamais parlé à l’un de ses semblables. On ne se souvient pas du jour de sa naissance. Avec le temps, les siècles qui passent, la route qui se dégrade, On cherche une cause, une origine, une fondation. On a vu la foule circuler autrefois, On s’est senti vibrer et chatouiller sous le vrombissement du tramway. On a aimé voir s’aligner les légumes dans les potagers, et l’échec souvent, des premières années de plantation. On a aimé aussi les cafés, voir tous les cafés, les cafés émerger, se multiplier. On a perçu aussi que l’On était peut-être un peu en trop, que l’On s’étendait sur des terres fertiles, que l’On venait coller sur la terre des langues de bitumes, des pavés d’abord, des pavés trouant le paysage, On a vu comme On venait ranger, géométriser le paysage. Voilà peut-être la naissance, On est né d’une géométrie, quand le paysage a commencé à se tordre. On va partir alors, demander des compte au fondateur, ou aux fondateurs.

On a vu la vie disparaître. On a vu le bruit s’atténuer. On est né un jour de la concentration, du bruit, du mouvement, et On a vu un jour tout se diluer… On est traversé encore parfois de mouvement. Mais On s’éteint. D’autres pas si loin, ont disparu. La maladie et les carrioles de cadavres, jetés dans les rues. Les pillages et les champs abandonnés dans les plaines. Et les départs successifs. Et le paysage qui se tord d’une autre façon. Les incendies et les massacres. Là-bas, alors les herbes folles, et les toits qui s’effondrent, les poutrelles d’acier mises à jour, les viscères des maisons étalées au grand jour. Des papiers partout. Des papiers qui pourrissent.

Le lieu-dit, le bourg, le village, rêve, rêve à l’infini et dans ses rêves, part à la recherche du fondateur, part demander au fondateur : pourquoi m’avez-vous fondé ? quel est mon nom ? et alors qu’aujourd’hui je meurs, refondez-moi, ou inhumez-moi. Les jours, les nuits passent, et des silhouettes se superposent, des temps se choquent, les bâtiments vieillissent, rajeunissent, le tramway passe sur des rails envahis par les herbes folles, les terres asséchées se gorgent d’eau et des fruits débordent de caisses entreposée dans les vergers. Le lieu-dit, le bourg, le village rêve, rêve à l’infini. Ici On bégaie. Ici, On dit qu’On ne veut pas mourir.

***

Elle est seule dans sa voiture. Une vieille 206. Il y fait chaud. Elle a roulé des heures. La route était rectiligne. Elle s’est stationnée. Elle n’avait pas prévu de s’arrêter ici. Elle sent la fatigue de la route dans ses jambes. Avant de partir aussi, il y a de cela cinq heures, elle était seule ainsi également. L’appartement était vide. Elle y pensait depuis plusieurs jours. Elle traverse cet espace continu de pensée, de voyage intérieur depuis plusieurs jours. Quelques murmures, quelques images, quelques sensations. Elle n’en veut pas. Elle ne veut pas de toute cette glu de la pensée, de ce murmure, de ce flux inutile. Un monde réel, concret, de sensation brutes. Agir. Prendre les clés. Mettre les cartons dans le coffre. C’est simple. C’est mécanique. Et s’arrêter là parce que l’on est fatigué et pousser la porte. Et sentir en ayant poussé cette porte, qu’il y a là un monde plein, de voix, de corps, de danse, de chant. Elle cherche la peau et le soleil. Elle voudrait planter une cuiller dans un petit pot de miel. Elle aime la sensation du voyage dans les jambes parce que c’est vrai. Les morts là-bas, les fantômes, elle n’aime pas, parce que c’est faux.

Il a dit il y a des années : je veux aller là où la vie est réelle. Il a décrit les vergers, il a décrit la musique, les chants et l’eau qui court. Puis il est parti.

Elle a attendu un peu. Et un jour, elle est partie à son tour. Elle n’avait plus personne à saluer. Dehors tout semblait normal. Il y avait encore un peu de vie dans les rues. Pourtant, c’était changé. Depuis des mois, des années, la vie continuait, s’étirait dans un drôle de décor. Elle se levait le matin. Elle tapotait sur un clavier. Elle buvait du thé. Il y avait de l’eau courante. Il faisait très chaud. Si on demande à la femme : qui es-tu, que faisais-tu là-bas? Elle ne sait pas répondre. Je ne sais pas, c’est embrouillé. Je vais là où la vie est réelle. Que faisais-tu là-bas ? Là bas, le monde était déréglé et la nuit hantée de rêves étranges, inexplicables.

***

Dans le petit jardin, l’enfant joue avec les poules. Puis il rentre. Et il voit la femme. Il s’enfuit dans le jardin. La femme est blanche. La femme est en bermuda. La femme a une odeur ? Il ne sait pas. Les poules sont au coin du petit jardin et caquètent. Il aime leur toucher la tête. Elles s’écartent. Ce soir, il va chanter et danser. La famille aime ça. Mais la nuit, il n’aime pas. Il est dans le jardin, et il a peur de la nuit qui vient. La nuit il entend des pas dans la rue. Il voit des hommes. Il a vu un soldat en uniforme boire l’eau du baril. Et parfois il a vu des lumières étranges en haut de la route après le pont. La nuit, il a froid parfois, la température descend bizarrement. Il est seul peut-être, à avoir froid ? Là il a chaud. Mais cette nuit. Il y aura la brume et le froid, et peut-être encore le soldat? La femme est dans la maison. La famille affairée, sans doute, pour l’accueillir comme ils savent accueillir. Ici, toujours on accueille. On range ses chaussures à l’entrée. On accueille. Il va devoir rentrer. Elle sait qui est le soldat la femme ? Il va devoir rentrer.

A propos de Marion T.

Après tout : et pourquoi pas ?

3 commentaires à propos de “#L6 | Un dernier désir dans l’air bleui”

  1. J’aime que le lieu-dit parle, il se dit lui-même (d’ailleurs il pense, ou rêve ?), il est le lieu dit, perdu le trait d’union (mais peut-être a-t-il un problème avec le fait d’avoir été, une fois, une fois pour toutes ? nommé/fondé ?).
    Par ailleurs : Écrire l’histoire portée par une silhouette (ça c’est Jacques Rancière qui l’écrit : qu’une silhouette croisée, une silhouette réelle, puisse à elle seule être le point de départ d’une histoire — si j’ai bien lu).

    • Merci beaucoup pour ce commentaire, comme toujours très juste et qui résonne. J’aime cette idée de silhouette point de départ. Quel titre de Rancière ? Le lieu dit rêve, j’imagine un lieu au bord d’Alzheimer. Mais il faut que la narration bifurque et atterrisse. Là c’est trop théorique, abstrait et à la longue, complaisant ou terne. J’attends les prochaines consignes en espérant trouver cet atterrissage/ancrage quelque part. Je ne suis pas sûre qu’un texte tout fait de silhouettes, d’esquisses et de fantômes, puisse tenir, ou alors il faudra trouver certaines voies pour le faire tenir.

      • Rancière, Les bords de la fiction. Une mine d’éclairages et de pistes concernant les tournants modernes du roman. C’est à propos du rapport de Conrad à son Lord Jim qu’il parle de la silhouette.