#L6 | seul, avec la lune rousse

Image par Monsterkoi de Pixabay 

Réfugié dans la grange au bout du hameau, reclus, parce qu’il fallait fuir les questions qu’elle n’aurait pas manqué de lui poser à la vue de son visage gris, des tremblements de ses mains, les doigts animés par des nerfs incontrôlables, son être devenu un assemblage de chairs agitées qu’il ne parvenait plus à maîtriser, le cerveau à l’abandon, incapable d’ordonner quoi que ce soit, le corps tout entier livré à lui-même, la tête glissant inéluctablement le long du torse démantibulé, avachi sur ses hanches désarticulées, sans jambes, sans genoux, sans mollets, sans chevilles… la lente désagrégation d’une incarnation qu’il aurait voulu ne jamais être, vouée à une liquéfaction programmée, comme s’il allait disparaître sous la terre battue, s’infiltrant dans les nids de poule, suintant entre les racines des arbres, entre les roches, dans une course lente jusqu’au magma peut-être, appelée par l’horrible mort de l’autre qu’il avait senti rouler sous ses roues, l’homme disloqué, jeté là telle une marionnette tombée du coffre de son créateur, dans le cahot d’une carriole sur une route défoncée. La tête enfouie sous le foin vert pâle éparpillé, dans une brume grisâtre que rien ne pouvait éclaircir, aucune raison, aucun argument, aucune voix aimante, un monde rassemblé sous son crâne, qui hurlait à la mort, un dédale de pensées sans début ni fin, sans issue, le chaos échoué dans sa tête, là, à cause d’un moment d’égarement, d’inattention, d’une lune rousse qu’il avait cherchée des yeux derrière la ligne des hêtres, roulant à pleine vitesse pour s’échapper de la forêt, avant le choc, avant la masse sous les roues et la sensation du coup fatal porté à une tête relevée. Il sanglotait maintenant effondré dans le noir, dans l’odeur d’herbe fauchée, jamais la solitude ne l’avait autant enveloppé qu’en cet instant où il se savait responsable d’un double délit, celui d’un homicide et celui d’une fuite. Sous la charpente, glissant entre les liteaux qui ne supportaient plus de tuiles, la lune rousse guettait l’ombre allongée de l’homme, sa lumière sanglante tachant les balles de foin alignées.

Codicille

Cherchant à quel endroit de son histoire le personnage évoqué en L#1 pouvait éprouver ce sentiment de solitude, a resurgi la situation racontée en P#2, avec Tarkos comme référence, et je ne sais où ni quand cet épisode trouvera sa place dans le récit, mais il s’est imposé…

A propos de Marlen Sauvage

Journaliste longtemps. Puis dans l'édition. Puis animatrice d'ateliers après une formation Elisabeth Bing et DUAAE à Montpellier. J'anime encore quelques stages d'écriture, ai contribué aléatoirement au site des Cosaques des frontières, publié quelques livres – fictions et biofictions – participé à plusieurs ouvrages collectifs. Mon blog les ateliers du déluge.