#L7 Creuser l’écriture

Dans le récit

Une femme est arrivée devant la grille d’une grande maison bourgeoise, entourée d’un domaine. Le jardinier est en train d’enterrer une chienne de chasse, tuée dans la nuit par une autre dans le chenil. Une autre femme observe les deux scènes depuis une chambre à l’étage, elle est dissimulée derrière un rideau.

Remarques préliminaires sur ce qui est écrit pour l’instant : développer la scène devant la demeure, qui reste très peu fournie. Agrandir le décor, ajouter des descriptions, donner de l’ampleur à ce lieu. Le situer dans le quartier assez aisé de Celleneuve à Montpellier, qui jouxte le quartier du Petit Bard, défavorisé.

Interrogations : J’ai parlé de filles qui étaient parties de la maison le matin même. Mais ça ne tient pas avec l’âge de la femme derrière le rideau. Elle ne peut être leur mère. Est-ce que je garde les filles et complexifie les relations entre les personnages ? Une mère et une plus vieille femme qui vivent sous le même toit ? Une mère décédée ? Une seule fille adoptée sur le tard ? Il me semble que la présence d’une enfant serait nécessaire dans le récit. Je dois trouver comment la rendre possible.

Quelles sont les relations entre ces personnages ? Je ne sais pas encore quelle est la relation du personnage principal avec la demeure et la femme aigrie derrière le rideau. J’ai mis en place une scène de nœud sans savoir où elle mène. Je ne voudrais pas rentrer dans un cliché du genre fille cachée, abandonnée et qui a retrouvé son père ou sa mère, mais je ne sais pas encore comment m’en sortir de cette affaire.

L’atmosphère est très serrée sur les personnages, sans marque de contexte sociétal, historique, géographique.

Ce que l’on sait 

La première femme est assez jeune. C’est une photographe. Son projet actuel est de photographier des pièces de puzzles trouvées dans les rues de la ville. La ville est Montpellier. Elle prépare une exposition dans une galerie. Elle vit avec une autre femme.

Le développement : Je ne sais pas encore quelles sont les relations des deux femmes qui vivent ensemble. Amoureuse je suppose. La photographe est aussi sur un nouveau projet : photographier les pieds des passants dans la rue, au bistrot… Pourquoi ? La description de son quartier : Saint-Roch à Montpellier. Son histoire, sa relation avec sa mère, son père…

La femme derrière le rideau est plus âgée, aigrie, elle s’ennuie dans cette grande maison. On ne sait pas qui elle est.

Le développement : cette femme a été une très belle femme, aujourd’hui devenue vieille. Elle a été le faire-valoir de son mari, elle a toujours pensé qu’elle avait le dessus et pouvait partir quand elle le voulait, mais les années ont passé. Elle n’a pas travaillé et se retrouve aujourd’hui dépendante de cet homme qui aime posséder et considère les chiens de chasse, les voitures, les amis, les femmes comme ses possessions. Il aime s’entourer de personnes influentes, qui font les choses à sa place ou lui procurent des passe-droits. Il n’aime pas qu’on lui dise non. Malgré tout sa fortune a décliné suite à un mauvais placement et le domaine est moins bien entretenu, les domestiques moins nombreux, les « amis » se sont taris. Sans doute a-t-il quelques malversations à son actif et des dossiers compromettants dans ses tiroirs.

Le jardinier a des références culturelles en décalage avec sa fonction. On comprend que sa famille est liée avec celle du maître des lieux. Son père était jardinier du domaine avant lui.

Le développement : expliquer pourquoi il a ces références culturelles et l’amour de l’art. Il a grandi dans cette demeure. Il est souvent allé plonger dans les livres de la grande bibliothèque, emplie d’ouvrages d’art. Le maître des lieux l’avait pris sous son aile car il était le fils qu’il n’avait pas eu. Mais à la mort de son père, il a dû prendre la suite de son emploi de jardinier. Une histoire familiale lie les deux familles. Je ne sais pas encore laquelle. Il se sent tenu de rester. Je ne sais pas encore quelles sont ses relations avec la femme aigrie.

Une autre voix a surgi à la faveur de Faulkner. Celle d’un spectateur extérieur, un peu simple d’esprit, qui a pour habitude de venir s’asseoir sur le banc situé en face du domaine, chaque jour à la même heure et pendant des heures.

Le développement possible : ce personnage fixe peut permettre de décrire la vie de ce quartier, des voisins, des allées et venues, des choses dissimulées. Il est un témoin extérieur.

D’où je suis venue

Lorsque j’ai commencé à faire arriver ce personnage féminin devant la grille, ce devait être celle d’un cimetière, mais j’ai changé mon fusil d’épaule car cela rejoignait un projet personnel que je garde pour plus tard.

Ce domaine avec la grande maison bourgeoise doit faire partie de mon imaginaire. Il se passe toujours des histoires terribles, des sagas familiales, des tromperies, des meurtres, des découvertes de malles dans ces demeures de films ou de roman. L’espace des chambres, du jardin, la dissimulation derrière les arbres, et au bout des longues allées permet des jeux de cache-cache qui me semblent propices. J’ai lu récemment L’enfant du lac de Kate Morton qui se déroule également dans une grande demeure. Cela m’a peut-être influencé.

Je ne sais pourquoi les propositions m’ont amenée à installer une ambiance délétère, aigrie, rouillée, et même de mort avec l’enterrement du chien. Je ne m’y attendais pas. Je n’écris pas sur ce ton habituellement, mais je ressens le besoin de toucher à la crudité, la violence, la mort, le corps dans ses lâchetés. J’ai eu besoin de creuser ce répertoire et mon personnage du jardinier creuse la terre et les viscères.

La quête des pièces de puzzle est venue d’une tendance personnelle à ramasser les pièces de puzzle et les billes que je trouve dans la rue, les plumes à la campagne, un petit côté fétichiste. J’aime l’idée que ces éléments ont une histoire, viennent d’une famille, ont été à un enfant, un oiseau, qui les a semés contre son gré. Ils se sont échappés d’une vie, comme une empreinte laissée dans le sable ou la boue. Les traces comme l’image rémanente d’un passé.

Où ce récit me mène-t-il ? A priori je n’avais pas de destination réelle, mais à mesure du texte qui surgit, j’aimerais parler de femmes, de leurs relations parfois solidaires, parfois concurrentes et violentes. Des comportements, croyances, attitudes léguées par les générations précédentes et assimilées inconsciemment. De ces traces du passé qui persistent sans que l’on sache d’où elles viennent.

Les conditions dans lesquelles j’écris 

J’avoue que je ne m’attendais pas à ce que ces cycles d’écriture m’habitent à ce point. Je suis passée par une véritable sensation de submersion et d’angoisse. Mais l’envie était toujours plus forte et le sentiment d’une nécessité à poursuivre impérieux. J’ai le sentiment que quelque chose de fondamental est en train de se jouer pour moi, dans mon rapport à l’écriture. J’ai trop longtemps négligé une partie de mon élan vital. Il m’éclate à la figure aujourd’hui.

Je n’ai pas de « chambre à soi » dans la maison. Un bureau et une bibliothèque dans la chambre. Toujours débordants. Cet été je suis beaucoup à domicile, de nombreux visiteurs se succèdent. J’essaie d’écrire chaque jour, mais c’est souvent trop peu. Même quand je parviens à dégager deux ou trois heures dans une journée, elles restent insuffisantes pour lire, regarder les vidéos, me concentrer, laisser reposer, écrire, reprendre, faire le PDF, regarder d’autres vidéos pour étayer le récit, chercher de la documentation… Pourtant j’ai pris le parti de poursuivre, de ne rien lâcher, quitte à suivre en décalé. Mon projet est embryonnaire, mais il existe, je ne peux l’abandonner. Je prendrai le temps qu’il faudra. L’objectif n’est pas pour moi de faire un livre, mais de creuser mon écriture.

A propos de Helene Gosselin

Un peu de sociologie de l'imaginaire, quelques années de journalisme à Montpellier. Mise au vert en Lozère. Venue ici par un heureux concours de circonstances. M'y accroche. Dévide, fouille, cherche sous les doigts.