# L8 – Dix heures du matin

Tandis qu’elle vit

Corps absent, corps empêché

Sur une jetée

L’enfant, tu l’appelles Eileen qui veut dire éclat du soleil en grec mais auprès de ses copines elle se fait appeler Shirley (scir lumineux, leah clairière) prénom d’origine anglaise, qu’elle trouve plus élégant, plus stylé. Eileen rumine. Ses copines, elles, ne partent jamais au premier son de cloche, elles restent ensemble encore quelque temps, il n’y a qu’elle qui s’en va le premier jour des vacances, ses parents préfèrent, il n’y a pas encore trop de touristes disent-ils et c’est eux qui commencent la danse, ils vont toujours au même endroit, une petite maison dans le port de M. qu’ils ont acquise lors d’un héritage familial et bien sûr quand ils s’en retourneront les copines seront déjà parties à leur tour. Pourtant Sarah l’avait invitée à venir avec elle, les parents étaient d’accord, les siens ne veulent pas, à ton âge, tu comprends, on part avec la famille, tu auras bien le temps après de passer les vacances comme tu voudras… Dès l’arrivée elle s’est isolée, avec dans la tête, en boucle, la chanson Résiste du film On connait la chanson d’Alain Resnais, celle que sa mère chante tout le temps, et elle, Shirley, a bien l’intention de leur faire regretter  aux parents leur fin de non-recevoir, mais en attendant elle écluse sa rage en marchant d’un bon pas, en cadence, jusqu’au banc de granit sur lequel traînent des moineaux insouciants à la recherche de miettes.

La fraicheur de l’océan ne la surprend jamais… elle aime être ainsi accueillie, saisie, enveloppée, l’ébullition du cerveau rafraichie dans cette eau salée, chaque mouvement soutenu avec bienveillance, tout se détend, tout s’apaise, c’est toujours là qu’elle prend les décisions importantes, se jeter à l’eau, plonger depuis son bateau, réfléchir en nageant, entériner un choix, et quand elle remonte les dés sont jetés, elle ne tergiverse plus, elle ne peut plus douter, il est trop tard. C’est un pacte qu’elle a passé avec elle-même, la seule façon qu’elle ait trouvée pour briser une alternative. Elle, tu l’appelles Ange

Le ciel se charge de nuages blancs, la mer de moutons moutonnant. Il a fini de répondre aux mails, il ferme sa boite et ouvre son dossier perso, il parcourt l’intitulé des fichiers, aucune envie de travailler sur des textes anciens, il veut du neuf, du nouveau, avancer sans se retourner, défiler une pelote de mots qui s’ajouteront peut-être aux autres, mais là n’est pas l’essentiel, il crée un dossier qu’il nomme juillet 2021.  Une mouette se pose sur le rebord de la fenêtre, il lève les yeux. Mouette rieuse aux plumes des ailes grises, du jabot et de la tête blanches et de la queue noire, en bonne cabotine elle présente son profil le plus flatteur, l’œil comme souligné de khôl, le bec orangé assorti aux pattes frêles et aux pieds palmés, elle lui jette un regard sans aucune crainte ni aucune amitié. Il ouvre un fichier et tape un titre, la mouette

Adrien ! A son nom il se retourne, elle est là. Il ne comprend pas pourquoi il se sent si inquiet à l’attendre, rien de clair dans son esprit, il a l’impression d’avoir perdu quelque chose de son insouciance. Le paysage qu’il aime tant, alors s’estompe dans la brume de son regard. Il y a focus sur elle, toute entière imprimée sur sa rétine, sous les feux des projecteurs de son imagination. Elle avance, frêle marionnette d’un désir qui l’inonde et l’accable. Musique ! Trompettes et violons mêlés à la bise qui balance la longue chevelure rousse aux boucles rebelles, qui soulève légèrement la jupe blanche et découvre la peau bronzée de cuisses fermes et bien dessinées. Elle avance.

Dans le bar, le Requin a fini sa lecture quotidienne de la chronique nécrologique. Aujourd’hui peu de morts et peu de familles reconnaissantes aux défunts. Seul un nom aux consonances slaves l’a intrigué et le temps d’un éclair a percuté un coin de son cerveau fatigué, il n’a pas eu le temps d’en saisir l’objet et depuis il fouille dans les lambeaux de sa mémoire. Il va chercher au comptoir le deuxième ballon de rouge que lui offre un habitué du lieu. Il sort son carnet et note le nom : Griskov

Codicille : quelques difficultés avec le lyrisme… Ce qui a été davantage motivant, c’est l’idée de continu qui m’a permis de commencer à saisir ce que pourrait être ce livre...
Des personnages qui avancent parallèlement dans le même temps, et sur les mêmes lieux... Je vais essayer

A propos de Claudine Dozoul

Se balade entre écriture et pratiques artistiques diverses. Animatrice depuis longtemps d'ateliers d'écriture.