#L8 Images rémanentes

Il est rare qu’elle vienne ici à pied, qu’elle foule cette portion de trottoirs vieux d’à peine quelques années. Cette avenue est un entre-deux, elle n’est pour elle qu’un lieu de décors qui défile sur la vitre du tramway, une fenêtre sur la ville, un fond vert dans un film, il n’a presque aucune réalité en dehors de la toile de ses pupilles, c’est un paysage de fond pour la faire patienter jusqu’à son point de sortie : le quartier de la Paillade. Les façades des hautes maisons, les murs de hautes haies forment un enchaînement de lignes horizontales, brisées par instants par des rues galopantes vers d’autres perspectives, des trouées dans la surface, des trous d’air dans le souffle du déplacement de la voiture où elle se tient fixe, ou presque, amortissant dans ses rotules les saccades du véhicule, les poignets souples, les doigts refermés sur le triangle en caoutchouc accroché à la barre en métal, ligne sinusoïdale qui court le long de la rame, accrochée au caténaire qui court six mètres au-dessus des rails au tracé parfaitement parallèle, invariables, sûrs, dépourvus de liberté d’improvisation, de déviation de trajectoire, privés de toute velléité d’aventure hors des lignes. Bercée par le ressac des accélérations, elle fait un effort pour s’extirper de sa contemplation. Arrêt Tonnelles, croisement des avenues de Lodève et de Garrats. Elle descend dans la vague d’air chaud chargé de kérozène par les flots de véhicules qui d’un côté s’élancent dans le tunnel sous ses pieds, de l’autre croisent par-dessus le pont, empilement de flux migratoires urbains, qui coupent l’avenue en pointillés mouvants. Pas un arbre pour absorber le bruit, ni le vent du mouvement. Des revêtements granuleux, comme crépis au sol prennent la relève des dalles en calcaire clair qui bordent l’arrêt de tramway, surface polie par la lumière, et qui met à mal l’équilibre des passants à la moindre goutte de pluie. Elle lève les yeux vers le nord-est en s’attendant à apercevoir les barres du Petit-Bard, mais elle n’aperçoit que des grues qui remodèlent le quartier. La tour H est tombée le 14 avril 2014, dix-huit étages, cent-treize appartements, se sont effondrés sur eux-mêmes. Les détonations ont retenti sur plusieurs kilomètres, expulsé des gerbes de béton en des points symétriques sur la première moitié des étages et le bâtiment s’est affaissé brutalement par son milieu, les fenêtres ont été avalées vers un point central, englouties par le nuage blanchâtre qui s’épanouissait en corolle, brouillant à la vue des spectateurs les tonnes de décombres qui se fracassaient au sol. Trois piliers de l’armature, sont restés suspendus un instant encore, dressés à tenir du vide, avant de plier. Cent-cinquante kilogrammes d’explosifs, six-cent-soixante-dix détonateurs, deux mille personnes évacuées. Elle y repense, là, au milieu de ce carrefour, où les poussettes côtoient les poids-lourds, le nez levé vers la disparition. Combien d’arrivées, de naissances, de dégâts des eaux, de parties de cache-cache, d’accidents, de mariages, de morts, de brisures, de rats, de rêves de gosses, de cafards, de pannes d’ascenseurs dans ces dix-huit étages ? La première fois qu’elle avait pénétré dans les rues du Petit-Bard, pour un projet d’étude, elle n’en avait pas cru ses yeux, de l’existence d’un tel endroit à Montpellier, de ces barres alignées, ces épaves de voitures, ces crevasses dans les murs, ces graffitis à demi effacés par la crasse, ces portes d’immeubles éventrées, ces trottoirs défoncés, tout était comme revêtu de rouille. Elle n’avait pas imaginé que la ville pouvait admettre un tel lieu, que la mairie puisse construire depuis des années à l’autre bout de la ville, morcelant sur les champs, un espace clinquant tout en toc destiné officiellement à faire s’ouvrir les porte-monnaie tandis que dans ses entrailles croupissent des bâtiments et leurs habitants. Elle avait été saisie aussi par la proximité entre ces barres faméliques et les villas aux murs blancs, aux jardins fleuris, à la petite allée bien taillée, séparées du quartier par une frontière invisible, quelques menues rues plus loin, à peine l’ombre des tours dépassée. Aujourd’hui, c’est vers la rue des Corrégiers qu’elle se dirige, le claquement de ses sandales couvert par l’air vibrant des moteurs, les yeux à demi plissés pour échapper à la réverbération de l’asphalte. Elle n’a pas besoin de sortir la photographie de sa poche pour trouver la demeure qu’elle cherche, elle en a tellement scruté chaque détail, jour après jour, qu’elle l’a incrustée en filigrane dans la pupille, image rémanente en attente de coïncidence.

A propos de Helene Gosselin

Un peu de sociologie de l'imaginaire, quelques années de journalisme à Montpellier. Mise au vert en Lozère. Venue ici par un heureux concours de circonstances. M'y accroche. Dévide, fouille, cherche sous les doigts.