#L8 | La voix de la prose

Ses pieds chaussés de sandales venaient de heurter une lauze dans le dallage inégal de la terrasse, instinctivement il recula, le corps déséquilibré dans ce mouvement furtif, et de sa main gauche, effleura la table au plateau de marbre blanc, installée là, sous la treille. La caresse de la pierre froide, le gel dans ses doigts et sous son front celui de la tombe maternelle, veinée de rouge comme le visage de la vieille qu’elle était devenue, telle qu’il la pensait, la peau fragile et sèche et fine, d’une transparence à laquelle elle aspirait après la honte qu’il lui avait imposée, qui se lisait dans ses dernières années jusque sur ses joues, son front, ses pommettes hautes. Enfin, il se disait cela. La douceur de l’oubli qu’elle avait trouvée dans la mort, espérait-il. Un repli mérité dans le calme du temps, où reposer son ventre durci par le travail et les chagrins, par les grossesses et les coups du sort. Arc-bouté au-dessus de la table, il peinait maintenant à bouger, son corps endolori par les réminiscences, la plongée dans un passé si lointain que son regard se perdait dans ses orbites, froissé de rides croisant son front, happé par le mystère de l’après, tout ce qu’il n’avait pas su, ce qu’il avait tenté de rejeter de ses pensées, emporté par la vie ailleurs, celle qu’il avait finalement choisie, après, tout ce qu’il ne pourrait jamais saisir de la vérité du moment, jamais vraiment comprendre, parce qu’il manque au corps absent d’avoir puisé dans les autres leur joie de vivre tout autant que leurs peines immenses. C’était comme un panorama flou par endroits, un paysage de montagnes sans les sommets, sans le heurt des nuages sur les pics et le lac moutonneux dans la vallée, sans la surprise des reliefs, sans l’échancrure d’une dentelle de pierre, sans le roulis des cailloux sur les pentes, sans le parfum des genêts en mai, sans le galop des chevaux camarguais au printemps, avec seulement un brouillard à l’horizon voilant la mer lointaine.
Relevant les yeux vers la baie vitrée, il lui sembla apercevoir un visage de femme qui disparut aussitôt. Il secoua la tête, navré. Il retourna sur ses pas, s’assit dans l’escalier de pierre, remâchant les raisons qui l’avaient poussé jusqu’ici. La chaleur de juin gagnant son corps, il s’installa bientôt dans un demi-sommeil peuplé d’images heureuses, toutes liées aux lieux traversés après sa fuite, après le non-lieu, après deux ans de bataille juridique qui ne l’avaient pas totalement disculpé, au cours desquels il avait tout perdu, sa famille, son amour, sa vie toute tracée, dans les pas du père. 

A propos de Marlen Sauvage

Journaliste longtemps. Puis dans l'édition. Puis animatrice d'ateliers après une formation Elisabeth Bing et DUAAE à Montpellier. J'anime encore quelques stages d'écriture, ai contribué aléatoirement au site des Cosaques des frontières, publié quelques livres – fictions et biofictions – participé à plusieurs ouvrages collectifs. Mon blog les ateliers du déluge.