L#8 Rêverie d’Elle

Le rideau verdâtre de la fenêtre est tiré presque entièrement — Quasi ouvert — Elle aperçoit la place et la fontaine — Pas grand monde par ce matin qui se lève — Ses yeux se fixent sur la fontaine vers le centre de la place — Une vieille fontaine qui a été rénovée au cours des siècles par de nombreux plombiers, maçons, artisans de toutes sortes, sculpteurs sûrement, ferronniers, soudeurs, terrassiers — Elle énumère sans trop y penser — Fixée — Fait une approximative liste — Fixée sur l’un des quatre bas-reliefs du bassin — Celui qu’elle voit le plus précisément — Un dragon — Une salamandre plutôt zigzagant — Sa vitesse immobile — Le petit dragon des rivières d’ici — Quelles rivières à inventer sans connaître — Un ruisseau sans doute — Avec du débit et un gué — Quel débit par ce temps chaud — Des buissons de genêts — Des couleuvres dans les piscines-flaques naturelles du riou — Non — La salamandre que les sculpteurs ont ramenée de leurs vagabondages — Par le gué — Pour la fixer comme dragon de pierre sur le côté de la fontaine —  Elle la voit bouger — Un zigzag s’échappe — Des maçons vont le rattraper avant qu’il leur échappe de nouveau — Dans les feuilles sculptées tout autour du dragon animé — Acanthes — Lierre — De la mousse qui recouvre la margelle ébréchée, laissée comme ça, pas réparée en même temps que le reste ou cassée par la suite — Elle ne sait pas — La mousse ne retient pas l’eau — Mais le bassin ne déborde pas de toute façon, il est fabriqué comme ça pour que rien ne déborde — Elle s’absorbe — Elle le sait et se laisse s’absorber consciemment dans sa rêverie qu’elle sait à moitié consciente — Revenir à la fontaine moussue — Et ses coulures d’eau — Elle en voit deux — Des tuyaux horizontaux fichés dans la haute pierre du centre du bassin — Il doit y en avoir quatre — Avec des extrémités en forme de bec — Autant que les côtés avec bas-reliefs du bassin carré — Ça ne coule pas fort — Sûrement comme la rivière des salamandres, des couleuvres, des sculpteurs par ce temps chaud — Trop chaud — Qui tant tarit le débit des eaux — Hier elle a eu chaud — Épouvantablement chaud dans ce train — Tout ce dérangement qui lui a fait mal — Pour arriver — Et se retrouver au bout du compte à fixer la fontaine de la place — Et ses tuyaux de ferraille fichés — Qu’elle fixe d’un regard pourtant flottant — Comme si elle avait encore des penchants pour le sommeil — Il y a d’autres bas-reliefs à découvrir — Il faudrait qu’elle sorte voir — Trop endormie encore — Trop dans un coton de fatigue — Tout à l’heure les quatre tuyaux se seront-ils arrêtés de couler — Non — Elle ne pense pas — Des enfants s’approchent de la fontaine — Elle les a sentis approcher — Elle n’est pas surprise dans sa rêverie — Ils effleurent la surface du bassin — Ça se ride à l’intérieur de son crâne — Ils jouent avec l’eau — En passant — Sourde à leurs rires elle laisse filer — La place qui tout à l’heure dormait commence à bouger — Ne la sort pas pour autant de son doux coma — Suivre les gens qui apparaissent ici et là — Des ombres — Figures en carton tracent des lignes — S’affairent à rien — À relever des rideaux de fer qu’elle n’entend pas — Juste un sentiment de bruit d’articulations de fer — Bientôt elle va ouvrir la fenêtre mais pour le moment reste dans son coton — La fontaine — Elle se souvient qu’elle s’y est abreuvée — L’eau est fraîche — Frisson d’aise qui la traverse — On distingue des oiseaux sur les toits en face — Le patron sort les tables — Les sons s’entrechoquent en silence — Elle ne rêve plus — Sort de sa léthargie — Ouvrir la fenêtre dans l’instant qui suit — Réveillée peu à peu par le réveil progressif de la place

A propos de Fil Berger

Fil Berger, je, donc, compose les textes qu’il écrit avec des artefacts sonores et graphiques et ses pièces musicales avec des artefacts d’écriture et graphiques. Le tout cherche, donc, une manière d’alchimie modeste située entre ces disciplines. Il a publié des livres d’artiste avec le plasticien Joël Leick chez Æncrages et Dumerchez. Quelques revues comme Paysages écrits, Traction Brabant ont retenu des textes. Il a travaillé et composé des pièces musicales documentées sur CD. Il a partagé pendant plus de vingt ans des moments de création avec des chorégraphes, des plasticiens, des auteurs, des improvisateurs et des compositeurs. Il a animé des ateliers d’écriture et de partitions graphiques avec des personnes de toutes sortes. Fil Berger, je, donc, est un improvisateur qui compose et performe en forgeant ses propres outils, ses champs lexicaux, ses instruments, sa présence au monde en les mettant sans cesse en variation continue. Son travail est la recherche de convergences multiples entre... l’idée et la pratique du « baroque » et... la pratique et l’idée de l’insurrection « œuvrière » autonome.

Un commentaire à propos de “L#8 Rêverie d’Elle”

  1. Je trouve très beau, et lis, à rebours comme tu vois – (ou pas)
    J’enlèverai ce que je qualifie de micro passage « programmatique » Elle voit elle pense etc.. Ton texte tisse ces choses pour nous dans les eaux du « la voir »,