#L9 / Ce qu’il faut y lire

La noblesse de la Renaissance collectionnait avec passion monnaies et médailles antiques. En 1579, sept ans après la Saint-Barthélémy, l’humaniste parisien Henri Estienne utilisa le mot légende pour désigner les inscriptions qu’elles portaient, transcription littérale d’une forme latine du verbe lire (legere) signifiant l’obligation. Legenda, ce qu’il fallait lire sur la bordure des pièces. Caton, devant le Sénat de Rome, avait jadis employé cette même forme pour affirmer la nécessité de détruire Carthage : delenda est Carthago. Et notre agenda n’est autre que le recueil de tout ce que nous avons à faire (agere). Henri Estienne était un proche d’Henri de Valois, prince élu au trône de Pologne quelques années plus tôt et qui, une nuit de juin, s’était enfui de Cracovie pour devenir roi de France sous le nom d’Henri III. Si le souverain avait mal supporté son séjour polonais, l’humaniste ne pouvait souffrir la mère italienne du monarque. Il accusait Catherine de Médicis d’avoir importé en France, en plus de toutes sortes de vices et de divers poisons, des néologismes transalpins. Il préférait en fabriquer de bien français.

Dix ans plus tôt, Mercator avait publié sa Description nouvelle et précise de la Terre pour les navigateurs (1569), suivant la projection qui porte son nom, consistant à projeter la surface terrestre sur un cylindre tangent à l’équateur. Si elle exagère les surfaces à mesure qu’on se rapproche des pôles, cette représentation a l’avantage de ne pas déformer les angles, et par conséquent de fournir aux navigateurs une description exacte des contours des côtes. En ces temps d’intense développement du commerce transatlantique (marchands de sucre ou marchands d’hommes), elle connut aussitôt un vif succès. Comme par un fait exprès, le nom de naissance du cartographe, De Kremer, signifie « marchand » en flamand. Selon l’usage de la société savante de l’Europe de son temps, il le latinisa pour ses publications. Mercator ou l’avénement de la mondialisation. Plus jeune, soupçonné d’hérésie, il avait échappé de peu au bûcher.

À l’époque, le mot « légende » n’avait pas le sens qui deviendra le sien à la fin du XVIIIe siècle, celui de liste explicative de signes conventionnels sur une carte (lettres, chiffres, signes, couleurs). La première occurence s’en trouve dans une histoire de frontières, de ci-devant noblesse, d’après-révolution, L’Émigré de Sénac de Meilhan.

Lorsqu’on ouvre aujourd’hui Google Maps sur l’écran d’un ordinateur, apparaît pour toute légende une série de cercles de diverses couleurs, chacun portant un logo : épiceries en vert (un chariot de supermarché), restaurants en bleu (une fourchette et un couteau – la fourchette, ambitieuse, a l’allure d’une fourche), plats à emporter en rouge (une bouche d’incendie ? une cocotte minute ? une « box » ou un « doggy bag », n’en déplaise à Henri Estienne ?), hôtels en orange (un rond de profil évoquant une tête séparée de son corps qui dort sous l’édredon, dans un lit de profil), plus (trois points en suspension dans un cercle gris)…

A propos de Laure Humbel

Dans l’écriture, je tente de creuser les questions du rapport sensible au temps et du lien entre l’histoire collective et l’histoire personnelle. Un élan nouveau m'a été donné par ma participation aux ateliers du Tiers-Livre depuis l’été 2021. J'ai publié «Fadia Nicé ou l'histoire inventée d'une vraie histoire romaine», éd. Sansouire, 2016, illustrations de Jean Cubaud, puis «Une piétonne à Marseille», éd. David Gaussen, avril 2023. Un album pour tout-petits, «Ton Nombril», est paru en octobre 2023 (Toutàlheure, illustrations de Luce Fusciardi). Le second volet de ce diptyque sur le thème de l'origine, prévu au printemps 2024, s'intitulera «BigBang». Actuellement, je travaille à un texte qui s'alimente de la matière des derniers cycles d'ateliers.