#L9 | Explorations

J’ai voulu interroger le lien entretenu par l’homme avec la pierre depuis les temps anciens et je me suis perdue dans le labyrinthe du paléolithique entre vie quotidienne et façonnage des premiers outils, me suis laissée séduire par le dessin des bifaces et le poli des haches en obsidienne, et puis poussée par la soif d’en apprendre un peu plus sur l’exploitation des carrières j’ai fouillé des lieux qui ne parlent que d’elles et me suis à nouveau perdue, la vie et la mort m’ont paru si proches, l’homme ayant recouru à la pierre autant pour fabriquer ses outils de chasse que pour ériger ses sépultures et, bien que consciente de l’immensité du champ à visiter, j’ai persévéré en me disant que je n’écrirais rien – il faut tant savoir d’un sujet pour aligner quelques mots –, non il n’en sortirait rien qui puisse alimenter mon récit, malgré tout j’ai continué et j’ai perçu l’odeur du rocher qu’on attaque au pic avec abnégation, et ce matin j’ai étudié les barres à forer et à dessiner des tranchées ou des lignes de coupe : la chante-perce, l’aiguille, la lance  — impossible de détailler ici chaque outil — et aussi la pince pour le levage et le ripage, le fleuret avec taillant en arc et tête à frapper, alors une folle admiration m’a portée vers ces hommes ingénieux, cette persévérance chez eux à attaquer la matière dure qui a servi de matériau à construire, et ça a continué comme ça, j’ai déniché d’autres outils encore : crics et roules — bombes, baguettes, rouleaux à lumières, triolons  — utiles pour remuer les pierres depuis la nuit des temps, et aussi bards ou bayards pour le transport à bras, diables-crapauds, trinqueballes, tombereaux, traîneaux, miraculeuse inventivité de ces hommes œuvrant à plusieurs pour une même tâche (on les voit solidaires sur les images et les cartes postales), échines ployant sous les charges et regards vibrants de fatigue, et j’ai songé à leurs mains écorchées, à leurs reins brisés, à leurs repos improvisés dans l’herbe après le casse-croûte, leurs vies soudain à portée de mon imagination, visages maigres lentement superposés à celui de mon grand-père qui en brave paysan s’éreintait dans le travail de la terre tant que le soleil traversait le ciel.

PIERRE OUTIL

PIERRES TAILLÉES -  Paléolithique (2,7 Ma)
galets aménagés de l'Oldowayen (Afrique de l’est, 2,55 Ma) / bifaces et hachereaux de l’Acheuléen (armes de chasse et de dépeçage) / outils du Moustérien : grattoirs, racloirs, pointes, petits bifaces / microlithes du Magdalénien attachées à une hampe, pointes en silex, lames et lamelles, burins.
pélite-quartz / silex blond / calcédoine

PIERRES POLIES - Néolithique (-650 000 en Europe)
 « âge de la pierre nouvelle »
armes de chasse : haches, pointes de lance, pointes de flèche à pédoncule et ailerons
silex / obsidienne / basalte / diorite / jadéite

PIERRES DRESSÉES (à partir de -5400)
alignements et cercles abritant des fosses funéraires, tumulus allongés, menhirs et cromlechs, sépultures monumentales 
gneiss / schiste rouge / quartz / granite

CARRIÈRE, LIEU DE SOUFFRANCE

Les pierres taillées ont constitué les premiers outils du chasseur-cueilleur, dès lors la présence humaine s’est trouvée étroitement reliée à l’utilisation des ressources minérales. L’exploitation des premiers gisements est estimée autour de – 4500 ans en relation avec une demande croissante en haches polies. Des galeries étaient creusées à l’aide de pics en bois de cerf ou en pierre pour atteindre les meilleurs bancs de silex.

Tailler le rocher dans une galerie ou à même la falaise est un travail éprouvant. On envoyait aux carrières les prisonniers, ceux qu’on voulait punir, tout comme on envoyait au bagne. On parle de lieu de pénitence. Boulot très dur sinon crever la faim. À la façon de prisonniers, les tailleurs de pierre ont laissé trace sur les parois au crayon de graphite ou à l’ocre rouge : dates et signatures, dessins griffonnés, caricatures, figures féminines, poèmes de combat et de sueur. Ainsi ils parlaient à la pierre.

De ces rochers cachés
Dans le fond de la terre
Est sorti tour à tour
Le moellon et la pierre
Qui font de nos maisons
De ravissants palais
Solides comme un fort
Ne tomberont jamais.

(J. Maillet, carrier du Val de Charente, XXI juillet 1876)
 

PIC, PIQUEROC

DESCRIPTIF 

en fer forgé 
terminé par deux pointes pyramidales 
manche en chêne de section ovale 
25 cm de long pour le fer et 39 pour le manche 
poids entre 2 et 4,5 kg 
catégorie des outils à percussion lancée, oblique, ponctiforme
abandonné vers 1950 avec l’apparition des outils pneumatiques

Le pic, outil-roi du carrier, est un outil de taille de pierre parmi les plus anciens, utilisé tant pour la taille que pour l’extraction. Autres appellations : piqueroc, marteau à deux pointes ou marteau à pointe, smille. Le pic romain, dit escoude, présente un tranchant bifide de 25 cm laissant dans la pierre des sillons parallèles très caractéristiques. On trouve mention d’autres variétés de pic comme le mortaisoir plus trapu, parfait pour les encoignures, la rivelaine avec un fer plat plus étroit et fin ou encore le têtu avec une tête carrée et un pic. L’outil a évolué au cours du temps, par exemple devenu pic massif à une seule pointe au Moyen-Âge. Son fer est plus ou moins effilé selon la nature et la dureté de la roche à travailler.

On le trouve souvent dessiné sur les fronts de taille. Il me fait l’effet d’une arme impressionnante. Quand on tape pic sur un moteur de recherche, on tombe sur le sommet d’une montagne. Dans le petit Robert, c’est l’oiseau grimpeur mentionné en premier. En définition 2, on trouve : instrument composé d’un fer pointu et d’un manche pour creuser le roc.

Codicille :
Alors on y va pour le documentaire, même si au départ je ne suis pas séduite... 
je ne sais pas trop dans quoi me lancer. Faire l'inventaire de la sacoche de mon voyageur ou décrire le harnachement de la jument du carrier ? J'ai peur que ça reste maigre et fabriqué. Alors je cherche ailleurs, je fouille, je m'en retourne vers des temps anciens, je songe aussi à mes aïeux et aussi à mon père, tous travailleurs de la terre, corps engagés à fond dans l'ouvrage pour gagner peu et nourrir leurs familles...
et je retrouve les mêmes silhouettes, le même feu dans les yeux...

A propos de Françoise Renaud

Parcours entre géologie et littérature, entre Bretagne et Languedoc. Certains mots lui font dresser les oreilles : peau, rébellion, atlantique (parce qu’il faut bien choisir). Romans récits nouvelles poésie publiés depuis 1997. Vit en sud Cévennes. Et voilà. Son site, ses publications, photographies, journal : francoiserenaud.com.

12 commentaires à propos de “#L9 | Explorations”

  1. Bien d’accord avec le codicille, même si personnellement j’adore la documentation, la question reste comment s’en servir pour que ça ne ressemble pas à un collage sans intérêt ? Comment se l’approprier, la présenter ?

    • Oui tout à fait, la question se pose. Ces recherches peuvent toujours figurer en annexe mais peu satisfaisant… essayer d’autres voies peut-être…
      En tout cas ça nous fait avancer dans la connaissance des sujets que nous explorons et ça laisse forcément trace dans l’écriture…
      Merci Danièle d’être passée…

  2. A chaque fois que je te lis, j’ai envie de citer deux trois œuvres pour alimenter un imaginaire déjà pourtant si plein. Là je pense aussitôt à Richard Sennett, Ce que sait la main. Je pense aussi à ces beaux films de reconstitution des gestes anciens que l’on trouve dans certains musées archéologiques, je pense là, à celui de Poitiers je crois. Par ailleurs j’ai aimé ces textes, il y a une poésie du technique de sa fausse précision, quand elle vient rejoindre et frotter le côté plus brumeux, plus nébuleux de l’imaginaire. Et là je pense tout simplement, à l’art poétique de Verlaine, rien n’est plus chair que la chanson grise où l’indécis au précis se joint. Mais j’en ai trop dit. Belle escapade, merci Françoise.

    • Je me demandais vraiment si ça pouvait se lire… pas facile quand même de donner des infos techniques tout en restant dans l’écrit et dans l’écriture…
      tellement merci pour ces riches références, chère Marion T. (toujours ce nom qui m’intrigue…)

    • Merci Marion pour la référence au livre de Richard Sennet, qui a l’air passionnant et fait écho à mon travail en cours.

  3. Variété et poésie des noms d’outils.
    Comment façonner, transformer la dureté, la résistance ?
    Tu es du côté des outils, tu sais attaquer les murs de pierre et le mur des mots

    • Oui, ce qui m’a frappé, ce sont tous ces noms qu’on ne connaît plus, de vrais noms passés dans l’oubli…
      Je ne sais pas comment il faut faire, mais je me campe sur mes deux pieds et j’essaie d’avancer avec patience. Je sais que le travail paie toujours et qu’on finit par arriver à quelque chose de plus ou moins solide…
      Merci pour ton doux passage sur ma page…

  4. Beaucoup aimé cette avancée au cœur de la matière et de la confrontation des hommes à ses résistances, à sa beauté accessible par le travail. En te lisant j’ai pris conscience de ma réponse peut être trop rapide à cette proposition. J’ai directement intégré mes recherches à mon  »livre », sans m’autoriser à déployer comme tu le fais. Vais m’y remettre avant de publier un peu ici. Merci Françoise.

    • Oui, on se pose la question d’intégrer ou pas nos recherches, parfois maladroites, souvent incomplètes, mais elles peuvent trouver place dans ces publications blog… après, à voir comment on va s’en servir pour le “livre”, en annexe ou autrement… réintégrer cette matière pour la faire résonner avec le reste, voilà tout l’enjeu…
      en tout cas ça ouvre des portes entre réel et imaginaire

      Merci Roselyne d’être venue par ici, d’en avoir pris le temps…