#P9 | L’énigme des visages

C’est une ancienne photographie en couleur, dont les teintes ont virées sépia avec le temps, elle a été découpée en minuscules morceaux, si on les compte on peut en dénombrer vingt-cinq, aux formes variées, déchiquetés en petits fragments tels des confettis de carnaval mais recomposés comme on le ferait avec les pièces d’un puzzle, sans doute parce que la photographie a été déchirée dans un moment d’énervement, d’agacement, avec une rage vivace que trahissent les fines déchirures blanches aux bords ciselés de chacun de ces morceaux, sous la colère d’un geste incontrôlé, disproportionné, découpées d’abord en deux parties, à peu près au centre, puis plus méthodiquement, avec un acharnement et une détermination qui ont permis à leur auteur de passer ses nerfs sur cette photographie dont il ne voulait plus voir l’image, qu’il a déchiré en bandes répétées d’égales largeurs afin d’obtenir des bouts suffisamment petits pour qu’on n’identifie pas la personne qui posait sur l’image, pour qu’elle disparaisse tout simplement de cette image (comme il arrive parfois qu’on espère voir une personne sortir de notre vue pour qu’elle finisse par sortir de notre vie) que cette photographie impose à notre esprit, le souvenir de ce moment d’égarement, celui de cette jeune femme nue, couchée sur une natte en raphia disposée sur le sable uniforme d’une plage, qui s’offre sans pudeur au regard du photographe qui la prend, image qu’on a essayé de recoller tant bien que mal après coup, avec du scotch qui a jauni avec le temps au dos de la photographie, sans qu’on sache qui, du photographe, du modèle ou d’une tierce personne, pris de remords ou de curiosité pour le mystère de cette image dont on restitue ainsi l’ensemble après en avoir retrouvé les débris disparates au fond d’une poubelle, pour tenter de restituer ce qui aura pu pousser à bout le photographe à déchirer sa photo, à moins qu’il s’agisse du modèle qui ne voulait pas que l’on garde cette image d’elle, ou bien encore un mari jaloux, un amant éconduit, un frère pudibond et ne parvenant pas à en retrouver tous les morceaux, laissant des vides au niveau du visage, des blancs, fragments perdus à tout jamais, qui renforcent l’étrangeté de cette image anonyme et la violence de sa nudité.

Dans un vieil album photo transmis par son père, qu’il n’ouvre qu’en de très rares occasions depuis son décès, un de ces albums à la couverture rigide en simili cuir de couleur sombre, dont les épaisses pages cartonnées au format à l’italienne sont protégées par un intercalaire en papier cristal embossé parcouru de motifs géométriques japonais, on devine la photographie noir et blanc d’un visage, le portrait d’un vieil homme dont on ne perçoit pas distinctement les traits, juste la forme générale, visage ovale, nez proéminent, les yeux creusés, sans doute fermés, le crâne rasé, de face, la crainte de soulever l’intercalaire qui couvre ce visage comme un voile qui rappelle le linceul enveloppant le visage d’un mort à la morgue, quand on doit authentifier son corps, certifier qu’il s’agit bien de lui, c’est lui, c’est bien lui, et dans ce geste de tourner la page, coincée entre le pouce et l’index, du bout des doigts, ce mouvement lent, précautionneux, proche du cérémonial, avec le bruit qui l’accompagne, la rigidité du papier cristal qui crisse sous les doigts avant de retomber sur la page de gauche, dans un froissement de feuille fragile dans lequel on pourrait entendre mêlés le souffle du vent dans les arbres du cimetière, leur tronc qui se crispent en grinçant, la terre par pelletées régulières projetée sur le socle en bois verni du cercueil profondément enfoui sous terre, et les pleurs retenus de l’assistance, la révélation de ce visage qui nous apparaît soudain, dans le mouvement contraire de celui qui célèbre la mise en terre du corps, apparition au lieu de disparition, c’est lui, c’est bien lui, l’admirable visage endormi du grand-père sur son lit de mort, les yeux creusés dans un visage diaphane, un homme qui donnait vraiment l’impression d’un dépouillement total, c’est sans doute ce qui explique le dénuement de la décoration de la chambre funéraire, il est fréquent de placer des objets symboliques à côté du corps pour suggérer l’idée de la mort, une pendule, un livre ouvert ou, le plus souvent, une fleur coupée dans les mains de la personne décédée, ici c’est un simple bouquet de fleurs des champs séchés qui a été disposé sur le draps blanc et qui recouvre le corps du défunt.

Sur cette photographie, on voit un jeune homme aux traits tirés, l’air fatigué, ailleurs. Ses yeux noirs, l’un plus fermé que l’autre. Il porte une chemise à fleurs, il est assis de biais sur un banc en bois inconfortable, le dos collé contre un mur blanc maculé de traces de frottements, de passages réguliers dans cet espace réduit, le couloir étroit de la Brigade de Répression du Banditisme, situé au 36 Quai des Orfèvres. Il a été photographié à plusieurs reprises, de face tout d’abord, puis de profil. On lui a demandé ensuite d’attendre là quelques instants, dans ce lieu très passant, bruyant, qu’on vienne prendre ses empreintes. Il est hébété, il ne distingue pas, dans l’agitation du lieu, les policiers qui s’affairent en tous sens et ce photographe de l’agence Sygma qui s’est introduit avec la complicité de l’un des policiers, le prendre en photo à plusieurs reprises. De face et de profil. Il semble impassible, la tête légèrement baissée, mettant en avant son front bombé, le regard droit semble défier celui qui s’y oppose, qui s’y confronte en l’observant, ses cheveux bruns ondulés, en bataille, il garde les bras croisés, avec une légère écorchure sur la joue. Retrouver le lendemain cette photographie d’Alain Leblanc, photographe de l’Agence Sygma, dans le journal Aujourd’hui, l’édition parisienne du quotidien Le Parisien, la reproduction de cette photographie de Tervel Kalev qui vient d’être arrêté suite au cambriolage de la succursale de la Banque de France à Pantin qui s’est achevée par une fusillade avec des policiers qui patrouillaient aux abords de la station de métro Église de Pantin, une fusillade qui a fait trois morts, la complice du braqueur, un vigile et un gardien de la paix. L’image originale du braqueur arrêté a été recadrée pour sa diffusion à la une du journal, accompagné d’une manchette à large titraille : Arrestation du tireur fou de Pantin. Derrière le visage fatigué de cet homme à l’air détaché, les traits marqués, le regard dans le vide, on aperçoit le fragment d’un mur blanc rayé qui sert habituellement à mesurer la taille des personnes arrêtées. Le visage est photographié de face mais il nous apparaît resserré par le cadre de la photographie qui le montre en très gros plan comme s’il s’agissait d’une photographie d’identité judiciaire. Les couleurs de la reproduction de l’image sur le papier journal sont saturées. Le visage intentionnellement agrandi, transformé par le cadrage resserré, modifie son allure. L’écorchure sur la joue de cet homme paraît disproportionnée. Ses lèvres rouge sang comme sa blessure renforcent la dramaturgie de l’image.

A propos de Philippe Diaz

Philippe Diaz aka Pierre Ménard : Écrivain (Le Quartanier, Publie.net, Actes Sud Junior, La Marelle, Contre Mur...), bibliothécaire à Paris, médiation numérique et atelier d'écriture Comment écrire au quotidien : 365 ateliers d'écriture, édité par Publie.net http://bit.ly/écrireauquotidien Son dernier livre : L'esprit d'escalier, publié par La Marelle éditions Son site : Liminaire