#L3 | Là-bas

Îlots de voix dans les landes et les tourbières…

annie spratt (unsplash)

TAILLEUR DE PIERRE

Ma maison est un peu à l’écart des autres, près de la carrière. Il y a un hangar appuyé sur le mur de côté avec un toit couvert de schiste pour y ranger ma carriole. Ça sert aussi d’écurie à ma jument. Dame, j’ai la belle vie par ici, et la jument aussi. Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? Pas de quoi se plaindre. Je travaille comme je veux quand je veux. Un gars du village vient m’aider quand j’ai besoin parce qu’on vient parfois d’assez loin pour m’acheter une dalle en granite, un bien beau granite rose avec un mica noir qui scintille fort, ou un auget pour faire boire les bêtes. Dans ma famille on a toujours taillé la pierre et dame, moi j’aime bien ça.

Depuis la maison, on voit le monde arriver par le sud. Et je l’ai vu lui, la première fois. C’était le soir, il avait l’air d’un vagabond, pas vrai ? Moi aussi j’ai l’air d’un rustre avec mes vêtements sales et mes grosses mains toujours à remuer des outils, mais lui il avait la tête un peu rentrée dans les épaules et il se concentrait sur sa marche. Il a fait un arrêt à hauteur de la carrière, ça avait l’air de l’intéresser, et même qu’il s’est penché et qu’il a touché la roche, ensuite il est reparti avec l’air de savoir où il allait. Je ne l’avais jamais vu avant, ce gars-là, aussi j’ai bien noté son allure et quand il est revenu une heure plus tard, je l’ai tout de suite reconnu dans l’ombre. Le soleil était couché déjà. Je n’ai pas compris son nom. Mes oreilles se sont un peu fendues à force du bruit des masses contre le rocher, du coup je suis devenu moitié sourd mais j’ai bon cœur, pas vrai ? Bon alors le gars est revenu, il avait l’air tellement fatigué, il m’a montré le hangar et j’ai dit oui, faîtes donc mon ami. Et c’est là qu’il a dormi, dans la paille avec la jument.

Au matin il est venu s’assoir sur le muret devant la maison et il a lancé le bras en direction de la carrière. C’est à vous ? qu’il a dit. Dame oui c’est là-bas mon ouvrage. Mon père faisait la même chose… Ah oui… J’ai vu que ça le touchait que je parle du père. Il y avait de la buée dans ses yeux et du coup ça m’a fait drôle à moi aussi, et j’ai dû repousser le gras dans ma gorge en toussant. J’ai sorti un peu de cochon séché du placard et aussi du fromage de brebis et on s’est taillé des tranches dans le pain noir. La prochaine fois je lui parlerai de mes secrets, des pierres venues des profondeurs de la terre que je taille le soir pendant l’hiver, de belles pierres rouge sombre, des grenats almandins que je conserve dans un coffret en bois de bruyère comme un trésor.

PETIOTE

Pas de papa, pas de maman.

Juste une renarde des landes

Pour veiller sur moi.

J’ai ma langue qui frotte contre ma petite dent cassée quand je chante, ça siffle un peu mais qu’est-ce que ça peut bien faire ? On me dit : Tais-toi donc, p’tite souillon. Je rigole et je frotte mes mains et je les tape l’une contre l’autre pendant la chanson. J’ai des ongles cassés aussi mais personne ne regarde. Je fourre mes mains dans mes poches quand j’ai fini et après je recommence.

RENARDE ROUGE

La lande est pleine de trous, de cachettes pour les bêtes, de sursauts d’herbe, de talus embaumés de callune et de recoins de fougères, d’aplombs rocheux, de bosquets rabougris, de courtes forêts avec pins sylvestres, noisetiers et sorbiers des oiseaux. La lande est souple et moelleuse, pleine de proies et de surprises. Je cours, je chasse les campagnols, les écureuils, les lapins de garenne, je cours je cavale car je dois nourrir mes quatre petits cachés dans un terrier ménagé entre des souches de bruyère. Je dois veiller aussi sur les enfants du pays, les protéger des intrus et des malveillants. J’observe qui s’en vient par la lande par le chemin du bord de la mer, je sais tout ce qui se passe dans ce pays en dehors des limites de la carte. Toujours je cours et je suis aux aguets. En fait je suis la mère de toutes les créatures de la lande, je suis la renarde rouge avec des prunelles qui muent du bleu gris à l’ambre doux quand le ciel change, sensibles à toutes les sortes de mouvement. Je suis une fervente et je ne lâche jamais prise. Ceux venus de loin, je les sens à des kilomètres à cause de l’odeur qu’ils transportent depuis les villes, l’odeur âcre de leurs aisselles de marcheur. Je possède des millions de cellules olfactives et nul ne peut me tromper. Je peux repérer mes proies sous la terre tout comme le pas des humains qui vont par les chemins. Je me déplace, fais des bonds par-dessus les clôtures et les fossés. Je suis la renarde rouge et bien sûr que j’ai entendu le voyageur venir de loin, je l’ai vu parler avec le vieil homme sur sa mule. Il était tant absorbé qu’il n’a rien vu de mon manège ni senti ma présence. J’ai décidé de le suivre alors qu’il s’approchait des jardins en friche et des petites bergeries. Il a dépassé les maisons, s’est enfilé par la ruelle un moment empierrée entre les bâtiments du hameau, puis par la sente herbeuse jusqu’à la tanière du tailleur de pierre. Il a regardé autour de lui, puis il s’est décidé, a cogné contre le bois de la porte. Finalement il a dormi avec la jument. Rien ne m’échappe, je suis la renarde rouge, mère des créatures des landes et des tourbières et des autres mondes d’ici, même si je dois en manger quelques-unes pour survivre et nourrir ma portée. Rien ne m’échappe de la migration des oiseaux et du déplacement des voyageurs. 

A propos de Françoise Renaud

Parcours entre géologie et littérature, entre Bretagne et Languedoc. Certains mots lui font dresser les oreilles : peau, rébellion, atlantique (parce qu’il faut bien choisir). Romans récits nouvelles poésie publiés depuis 1997. Vit en sud Cévennes. Et voilà. Son site, ses publications, photographies, journal : francoiserenaud.com.

14 commentaires à propos de “#L3 | Là-bas”

  1. C’est un très joli début, j’aime beaucoup ce tailleur de pierre. J’attends la suite.

  2. Tout lu. Les trois premiers épisodes. Bien aimé ici les oreilles fendues du tailleur de pierre et tous les sens aiguisés de la renarde rouge. Je sais pourquoi nous sommes amis.

    • Tout ça vient sans réfléchir, surtout ne rien bâtir, laisser venir les choses doucement (ou pas doucement d’ailleurs…), laisser le flux s’installer…
      j’ai vu la renarde de cette espèce rouge qu’on ne voit plus souvent, et je l’ai aimée aussi… cette reine !

  3. (j’ai reconnu le type qui est venu dormir là : Valjean, Jean) (d’ici que la fillette soit Cosette y’a pas des kilomètres…dame !) (je ne suis pas trop sûr qu’elle rigole, mais enfin…) (un soir sur la route, revenant du cinéma à la ville d’à côté, il était onze heures passées et dans les phares, la petite renarde rouge presque tétanisée était comme sculptée sur l’asphalte – j’ai ralenti, elle est partie…)

    • ahah c’est bien avec toi Piero, tu tends des fils entre les lignes.. mais je situe plutôt dans un autre temps !
      A chacun sa lecture n’est ce pas ?
      merci en tout cas pour ce regard…

  4. On se rapproche du tailleur de pierre tout intégré au paysage, on s’interroge sur le secret de ses pierres rouges, on se rapproche du personnage énigmatique, et surgissent la fillette et la renarde rouge, leurs liens. Et on attend « les autres mondes d’ici « dont la renarde rouge est la mère.
    J’aime à la fois toute la précision des images, la description de la réalité du lieu puis ce décolage inattendu d’un environnement qui devient vivant, étrange.

    • Plein de questions alors qu’il va me falloir résoudre… on va laisser encore tout ça s’installer sans forcément de rapport direct… et je n’ai rien voulu
      c’est juste venu comme ça… et pourtant ce matin je ne savais pas du tout ce que j’allais écrire, j’étais dans la peine…
      Merci Huguette pour ton regard et heureuse de te retrouver là…

  5. bon ai lu juste après avoir fini mon #L3 et avant de penser à Paumée et j’étais sous le charme (en me disant chic j’avais déjà posté ma platitude)
    aimé la renarde rouge mais mon préféré reste le tailleur de pierre ou plutôt sa maison.
    Non en fait ma préférée c’est l’écriture et sa poésie dense

    • Des personnages surgis du paysage…
      et aussi grâce aux consignes… il a dit « d’ouvrir la porte et de la forme naîtra le récit »
      Votre commentaire me touche tellement, Brigitte…

  6. C’est vrai que ce tailleur de pierre on l’entend bien. Il existe, on en est sûr.

  7. On entend, on voit, on sent. Ces voix prennent la parole à pleine main sans hésiter, comme tenir l’outil. Homme enfant animal chacun place sa voix au plus près, nomme, désigne, dessine un monde et touche