La chambre

Cette chambre. Avec un plafond très haut. Cette chambre dont n’existe que la moitié supérieure et dont cette moitié est peinte en vert clair, je crois. Ou bleu ? Un ciel très pâle. La moitié inférieure des murs de la chambre, son plancher et les meubles qui y sont disposés, je ne les distingue plus. Pourtant il devait y avoir un lit. J’y dormais. J’ai dormi dans cette chambre durant les trois semaines de mon stage. Ce lieu se rattache aujourd’hui à un autre lieu, longé celui-là, le matin très tôt, et bien plus tard. Les rues vides de la petite ville, l’hospice — ces anciens établissements religieux dans lesquels s’installaient les services de gériatrie, de long-séjour — l’alignement des chambres du rez-de-chaussée dont les lumières s’éclairaient à mesure de ma progression sur le trottoir, derrière la courte allée de troènes, desquels émergeaient des têtes, des silhouettes voutées, assises, sans visages définis, seul un geste, parfois, les mettait en vie : une main levée massant un cuir chevelu, dissipant le sommeil trop lourd ou la nuit trop longue de veille incertaine à la lueur des veilleuses, nuits médicamenteuses. Une peinture brillante. Singulièrement pas de sol. Des murs nus et peut-être, une fenêtre. Un jour bas, c’est le mois de janvier, de cela je suis certaine. Une chambre située au premier étage. Le pre-mier étage d’un ancien cloitre. Dans une petite ville déserte et froide, à la rentrée de janvier, tout de suite après les festivités. Noel, et Jour de l’an. Steve Hackett à la guitare tourne sur la platine juste avant mon départ. Aujourd’hui encore, je ne peux pas réentendre ce disque sans l’associer à la maison de l’été aux fenêtres grandes ouvertes et à mon départ le soir de cet hiver-là. Peut-être, encore un sapin éteint sur la place. Dans les rues, des traces probables de neige souillée. Derrière la porte de la chambre, un couloir étroit. Des portes fermées — j’apprendrai que les internes de garde y logent, mais sans jamais percevoir aucune présence — . Au bout de ce couloir, ce qui ressemble à une cuisine. Une table, des chaises, sans doute. La seule preuve de vie tangible se trouvant empilée dans l’évier, encombré d’assiettes sales – reliefs d’anciens repas ayant commencé de moisir — et qui le resteront durant les trois semaines que je passerai là. Je vis là, je travaille là, je mange là, je dors très mal là. Je crains de m’endormir, je crains de ne pas me réveiller à temps. Aucun souvenir de lecture ou de distraction quelconque ne vient dissiper le malaise et la solitude qui restent attachés à l’endroit, étendu à tout l’ensemble de la petite ville. Seul un petit livre jaune,des photos noir et blanc du bestiaire sculpté de la cathédrale, ainsi qu’un pot en verre à bouchon métallique. J’ai fait des achats dans la petit ville grise, je suis donc très probablement sortie de l’enceinte de cet hôpital pavillonnaire où j’effectue un stage en pédiatrie, mais de cela, je n’ai aucun souvenir. Le soir, mon plateau-repas froid m’attend, posé au bord de l’une des longues tables de l’office désert et je regagne la chambre à travers les cours, les escaliers et les couloirs seulement éclairés des lueurs des issues de secours. Je revois quelques membres de l’équipe. Et les enfants « partagés » entre les soignantes. Gare à moi si je m’approche de l’un de ces bébés « partagés ». Je le comprends assez vite, sans qu’un seul mot ne soit échangé. Le regard, les gestes plus brusques que nécessaires pour retirer l’enfant de mes bras. Je suis assignée à la préparation des biberons. Des quantités de biberons. Je goute à tous les laits en poudre jusqu’à m’en rendre malade — un jet de liquide étrangement bleu jaillira un matin hors de mon estomac ! Dans les toilettes ? dans mon lit ? Je l’ignore. Je ne revois que le brouet et sa couleur démente. Je déshabille des petits corps d’enfants dociles déposés à la consultation en vue d’une hospitalisation souhaitée, pour « raison de 14 Juillet », des petits corps d’enfants gris et négligés aux vêtements qui les recouvrent mal, encore tout imprégnés de l’odeur tenace de cendres d’anciens feux refroidis. Et, à la fin de mon service, je regagne la chambre dans le couloir sombre. La chambre dont ne reste que le souvenir du plafond très haut et pas de sol où me poser.

A propos de Françoise Durif

Pousse son premier cri en 1959. Carrière stoppée net. Nourrit un ressentiment tenace vis-à-vis de la famille en général. A, malgré tout, connu quelques happy-hours. Et heureusement, il y a l'écriture !

13 commentaires à propos de “La chambre”

  1. Beau texte poignant qui fait exister les « moitiés inférieures » et leurs couleurs incertaines. Merci

  2. Votre texte me touche infiniment. Le mouvement et les choses dans ce mouvement. Des images très fortes.

    • Oui, en effet, beaucoup de pesanteur sans le plancher des vaches ! Merci pour votre lecture

  3. Une grande tristesse – et davantage même dans le sentiment de solitude – exprimée de façon simple, concrète ; oui, c’est poignant. Merci pour le partage.

    • Surtout un sentiment de profonde solitude et un décalage tout aussi profond quant aux réalités de la vie professionnelle… merci de votre lecture.

    • Merci pour ta lecture Danièle. Cet interstice #2 a été un choc pour moi !

  4. Lecture matinale de votre texte et voyage à travers ces chambres de solitude… impressions de rejet, de tristesse… et cette image du plafond au détriment du sol qui vient nous prendre en toute fin.
    Aimé vous lire, Françoise…

  5. Le maillage d’un système en toile de fond de ce souvenir à dire le comment de l’impact personnel et cette dissonance affichée entre « pédiatrie » et l’atmosphère si pesante du dehors et du dedans. Que de résonance avec d’autres de tes textes ! Un fil, à derouler?