#Fabrique | Emmanuelle Cordoliani, des Pénélopes…

Sorties tout droit de l’anthologie d’une certaine dose de poésie

Penelope Unraveling Her Work at Night, 1886

Dans la lignée du soleil,
Dans le sillage du vent,
Là où la terre rejoint le ciel,
Il chevauchera les mers d’argent,
Il scindera les flots somptueux.
Moi je m’assiérai dans mon canapé
Quand le voisin sonnera, j’irai lui parler;
Infuserai mon thé, couperai mon coton
Et blanchirai mon linge de maison.
Et c’est lui qu’ils trouveront courageux.

Dorothy Parker / Pénélope

Je ne tissais pas, je ne tricotais pas,
c’est un texte que je commençais, et je l’effaçais
sous le poids des mots
parce que l’expression parfaite est empêchée
quand l’intérieur est oppressé de douleur.

Et tandis que l’absence est le thème de ma vie
— l’absence de la vie —
surgissent sur le papier des pleurs
et la souffrance naturelle du corps
qui est en manque.

J’efface, je déchire, je nie
les cris vivants
« où es-tu, viens, je t’attends
ce printemps-là n’est pas comme les autres »
et je recommence au matin
avec des oiseaux neufs et des draps blancs
à sécher au soleil.

Tu ne seras jamais là
avec le tuyau à arroser les fleurs
alors que les vieux plafonds dégoulinent
chargés de pluie
et que ma personnalité s’est diluée
dans la tienne
tranquillement, comme en automne…

Ton coeur d’exception
— d’exception parce que je l’ai choisi —
sera toujours ailleurs
et moi je continuerai à couper avec des mots
les fils qui me relient
à l’homme particulier
qui me manque
jusqu’à ce qu’Ulysse devienne symbole de Nostalgie
et qu’il arpente les mers
dans l’esprit de tout un chacun.

Je t’oublie avec passion
chaque jour
pour que tu te laves des péchés
de la douceur et de l’odeur
et que, tout propre désormais,
tu entres dans l’immortalité.

C’est un travail difficile et ingrat.
Mon seul salaire sera de comprendre
à la fin quelle présence humaine
quelle absence
ou bien comment fonctionne le moi
dans tout ce désert, dans tout ce temps
comment le lendemain ne s’arrête pour rien au monde
le corps se répare sans cesse
se lève et se couche
comme si on le taillait
tantôt malade et tantôt amoureux
en espérant
que ce qu’il perd en contact
il le gagne en substance.

Katerina Anghelaki-Rooke / Les papiers épars de Pénélope
Traduction :  Marie-Laure Coulmin Koutsaftis

Encore et encore,
les longues vagues rampent
et suivent le sable avec de la mousse;
la nuit s’assombrit et la mer
prend ce ton désespéré
de noir que les femmes mettent
quand tout leur amour est fini.

À plusieurs reprises ,
le fil emmêlé tombe
encore et encore et encore;
par-dessus et tout est cousu;
maintenant, pendant que je lie l’extrémité,
je souhaite qu’un ami fougueux
balaie impétueusement
ces doigts du métier à tisser.

Mes pensées fatiguées
trahissent mon âme, au
moment où le travail est terminé;
rapide pendant que la trame est entière,
tourne maintenant, mon esprit, rapide,
et déchire le motif là,
les fleurs si habilement travaillées,
les frontières du bleu de
la mer , la côte bleu de la mer de la maison.

La toile était trop belle,
cette toile d’images là-bas, des
enchantements que je croyais
qu’il avait, que j’avais perdus;
tissant son bonheur
dans le cadre de couture,
tissant son feu et son cadre,
je pensais que mon travail était terminé,
je priais pour qu’un seul
de ceux que j’avais rejetés
puisse se baisser et vaincre cette
longue attente par un baiser.

Mais à chaque fois que je vois
mon travail si joliment
tissé et que je garderais
l’image et le tout,
Athéna me rend l’ âme.

Inclinant dans mon cerveau,
je vois comme des arbres de pluie
son char et ses arbres,
Je vois les flèches tomber,
je vois le seigneur qui bouge
comme Hector seigneur de l’amour,
je le vois jumelé avec de
beaux rivaux brillants, et je vois
ces petits rivaux fuir.

H.D / À Ithaque

Traduction : Etienne Dobenesque

Le matin, lorsque je me lève, j’ai la sensation d’avoir été mise sur la terre pour travailler. A quoi ? Je me sers des mots sur la feuille patiente comme le marteau sur le fer et la pioche sur la terre. Je me sers du silence pour filer. Il est probable que durant la nuit, comme Pénélope, je défasse mon ouvrage afin de le recommencer à l’aube : « C’est ainsi que ses jours passaient à tisser l’ample voile/et ses nuits à défaire cet ouvrage sous les torches »1

Travail de vivre, travail de mourir. L’excuse de ce travail est de le poursuivre aveuglément. Je suis venue au monde pour m’acquitter de cette tâche : poursuivre un travail, le mien, certes, et celui des autres. C’est elle, toi, nous penchés sur une immense toile que les vents de la nuit défont. Nous reprenons le tissage à l’aube. Nous tirons sur des fils où brillent les reflets de l’Atlantique. Les vents de la mer entrouvrent ses portes et, sans bouger, nous avons l’illusion de retrouver la liberté.

Silvia Baron Supervielle / Le Pays de l’écriture

1Homère Odyssée, chant II, traduction de Philippe Jaccottet

Mon cher Ulysse,
il n’est plus possible
mon époux
que le temps passe et vole
et que je ne te dise rien
de ma vie à Ithaque.

Il y a bien des années déjà
que tu es parti
ton absence fut douloureuse
pour ton fils et pour moi.

Des prétendants
ont commencé à m’encercler
ils étaient si nombreux
et leur cour si pressante
qu’un dieu a eu pitié
de ma peine
et m’a conseillé de tisser
une toile fine
interminable
qui te servirait
de suaire.

Si je parvenais à l’achever
je devrais sans délai
choisir un époux.

L’idée m’a captivée
au lever du soleil
je me mettais à tisser
et défaisais mon ouvrage la nuit.

J’ai ainsi passé trois ans
mais désormais, Ulysse,
mon cœur soupire pour un jeune homme
aussi beau que toi dans ta jeunesse
aussi habile à l’arc
et de sa lance.

Notre maison est en ruines
et j’ai besoin d’un homme
qui sache la gouverner.

Télémaque est encore un enfant
et ton père est un vieil homme.

Il est préférable, Ulysse
que tu ne reviennes pas
de mon amour pour toi
ne restent que des cendres

Télémaque va bien
il ne réclame même pas son père
mieux vaut pour toi
que nous te considérions mort.

J’ai su par les voyageurs
pour Calypso
et pour Circé.

Profite, Ulysse,
si tu choisis Calypso,
tu retrouveras la jeunesse
si Circé est l’élue
tu seras parmi ses pourceaux
le plus auguste.

J’espère que cette lettre
ne t’offensera pas
n’invoque pas les dieux
ce serait en vain
souviens-toi de Ménélas
et d’Hélène
à cause de cette guerre folle
les meilleurs de nos hommes
ont perdu la vie
et te voilà là où tu es.

Ne reviens pas, Ulysse,
je t’en supplie.

Ta discrète Pénélope


Claribel Alegría / Lettre à un exilé
Traduction : Sandra Gondouin

Mi querido Odiseo:
ya no es posible más
esposo mío
que el tiempo pase y vuele
y no te cuente yo
de mi vida en Ítaca.

Hace ya muchos años
que te fuiste
tu ausencia nos pesó
a tu hijo y a mí.

Empezaron a cercarme
pretendientes
eran tantos
tan tenaces sus requiebros
que apiadándose un dios
de mi congoja
me aconsejó tejer
una tela sutil
interminable
que te sirviera a ti
como sudario.

Si llegaba a concluirla
tendría yo sin mora
que elegir un esposo.

Me cautivó la idea
al levantarse el sol
me ponía a tejer
y destejía por la noche.

Así pasé tres años
pero ahora, Odiseo,
mi corazón suspira por un joven
tan bello como tú cuando eras mozo
tan hábil con el arco
y con la lanza.

Nuestra casa está en ruinas
y necesito un hombre
que la sepa regir.

Telémaco es un niño todavía
y tu padre un anciano.

Preferible, Odiseo,
que no vuelvas
de mi amor hacia
tino queda ni un rescoldo

Telémaco está bien
ni siquiera pregunta por su padre
es mejor para ti
que te demos por muerto.

Sé por los forasteros
de Calipso
y de Circe.

Aprovecha, Odiseo,
si eliges a Calipso,
recobrarás la juventud
si es Circe la elegida
serás entre sus cerdos
el supremo.

Espero que esta carta
no te ofenda
no invoques a los dioses
será en vano
recuerda a Menelao
con Helena
por esa guerra loca
han perdido la vida
nuestros mejores hombres
y estás tú donde estás.
No vuelvas, Odiseo,
te suplico.

Tu discreta Penélope

À travers les oliviers vient Pénélope
avec ses cheveux attachés à la va-vite
et une robe achetée au marché
bleu marine avec des petites fleurs blanches.

Elle nous explique que ce n’était pas par dévouement
à l’idée « Ulysse »
qu’elle laissait les prétendants pendant des années
attendre sur le parvis
des habitudes secrètes de son corps.

Là-bas dans le palais de l’île
avec les horizons factices
d’un amour doucereux
et l’oiseau qui par la fenêtre
ne conçoit que ça, l’infini
elle avait dessiné elle-même avec les couleurs de la nature
le portrait de l’amour.

Assis, une jambe croisée sur l’autre
tenant sa tasse de café
matinal, un peu boudeur, un peu souriant
sortant tout chaud des plumes du sommeil.

Son ombre sur le mur
marque d’un meuble qu’on vient juste d’enlever
sang d’un meurtre ancien
unique représentation de théâtre d’ombre
sur la toile, derrière lui toujours le chagrin
comme le petit seau et le gamin sur le sable
le ah ! et un cristal qui nous a glissé des mains
la mouche verte et l’animal tué
la terre et la bêche
le corps nu et le drap de juillet.

Et Pénélope qui écoute maintenant
l’impressionnante musique de la peur
les percussions de la démission
le doux chant d’une journée tranquille
sans changements brutaux de temps et de ton
les accords compliqués
d’une immense reconnaissance
pour ce qui n’a pas été, n’a pas été dit, ne se dit pas
secoue la tête non, non, non, pas d’autre amour
plus de paroles et de chuchotements
de frôlements et de morsures
de petits cris dans l’obscurité
d’odeur de chair qui brûle à la lumière.
Le chagrin était le prétendant le plus exquis
et elle lui a fermé sa porte.

Katerina Anghelaki-Rooke / L’autre Pénélope

Η ΑΛΛΗ ΠΗΝΕΛΟΠΗ

Μέσ’ απ’ τις ελιές έρχεται η Πηνελόπη
με τα μαλλάκια της όπως όπως μαζεμένα
κι ένα φουστάνι απ’ τη Λαϊκή,
μπλε μαρέν με άσπρα λουλουδάκια.
Μας εξηγεί πως δεν ήταν από προσήλωση
στην ιδέα «Οδυσσέας»
που άφηνε τους μνηστήρες χρόνια
να περιμένουν στο προαύλιο
των μυστικών συνηθειών του κορμιού της.
Εκεί στο παλάτι του νησιού
με τους φτιαχτούς ορίζοντες
μιας γλυκερής αγάπης
και το πουλί απ’ το παράθυρο
να συλλαμβάνει μόνον αυτό, το άπειρο
είχε ζωγραφίσει εκείνη με τα χρώματα της φύσης
την προσωπογραφία του έρωτα.
Καθιστός, το ένα πόδι πάνω στ’ άλλο
βαστώντας μια κούπα καφέ
πρωινός, λίγο μουτρωμένος, λίγο χαμογελαστός
να βγαίνει ζεστός απ’ τα πούπουλα του ύπνου.
Η σκιά του στον τοίχο
σημάδι από έπιπλο που μόλις το σήκωσαν
αίμα από αρχαίο φόνο
μοναχική παράσταση του Καραγκιόζη
στο πανί, πίσω του πάντα ο πόνος.
Αχώριστοι ο έρωτας κι ο πόνος
όπως το κουβαδάκι κι ο μικρός στην αμμουδιά
το αχ! κι ένα κρύσταλλο που γλίστρησε απ’ τα χέρια
η πράσινη μύγα και το σκοτωμένο ζώο
το χώμα και το φτυάρι
το γυμνό σώμα και το σεντόνι τον Ιούλιο.

Κι η Πηνελόπη που ακούει τώρα
την υποβλητική μουσική του φόβου
τα κρουστά της παραίτησης
το γλυκό άσμα μιας ήσυχης μέρας
χωρίς απότομες αλλαγές καιρού και τόνου
τις περίπλοκες συγχορδίες
μιας άπειρης ευγνωμοσύνης
για ό,τι δεν έγινε, δεν ειπώθηκε, δε λέγεται
νεύει όχι, όχι, όχι άλλο έρωτα
όχι άλλο μιλιές και ψιθυρίσματα
αγγίγματα και δαγκώματα
φωνούλες στα σκοτάδια
μυρωδιά από σάρκα που καίγεται στο φως.
Ο πόνος ήταν ο μνηστήρας ο πιο εκλεκτός
και του ’κλείσε την πόρτα.

Le couvent du Pantocrator sous les belles feuilles de ses platanes luit comme une femme qui se concentre avant de jouir. Le difficile est d’en tenter l’escalade et cependant ces chambres serpentant comme des méandres, ces toits où ruisselle l’huile du soleil, ces toits vernis, ces toits de beurre, ce labyrinthe de figuiers et de flaques de lumière à la pointe d’un précipice vertical, c’est cela seul qui m’attire et c’est là que s’orientent les voiles de cette tartane sur cette mer plate comme un bruit de ressac.

Écoute la balancelle du vent sur les faîtages, du vent lent comme les vagues — puis c’est la pluie douce sur les carreaux treillissés de plomb, la pluie argentine, la pluie domestique entre les claires étagères à vaisselle et la niche familière du chien, c’est le couvent sur lequel tournent les heures, la grisaille des heures, la cloche des passe-temps, sur lequel les soleils tournent, et sur lequel la mer festonne ses vagues, la langue tirée, avec l’application d’une brodeuse, d’une Pénélope rassise et tranquille, d’une empoisonneuse de village entre ses fioles accueillantes et le pain quelle coupe à la maisonnée — le pain qui soutient et qui délasse — le pain qui nourrit.

Julien Gracq

Être habitant des antipodes chilien aztèque patagon c’est sûrement bien mal commode (la tête en bas les congestions)

Être Koriake ou Youkaghir Abenaquis ou Algonquin Osque Khalkas Kirghiz Afghir quel embarras et quel tintouin

On n’a pas le même hémisphère Ici cligneluit Cassiopée là-bas le Centaure à l’envers l’Êridan au lieu du Bélier

On n’a pas les mêmes manières que les gens nés du bon côté Tout ce qu’on fait est de travers par rapport à l’autre moitié

Quel embarras d’avoir à dire au lieu de Claire comme ici Klkdwghlmth à Nadjnimir et Youlaloume à Grand-Mossi

Pour habiter à Ytapua (entre Salta et Portalègre) il faut dire usted se habla ou bien parler le petit-nègre

C’est un tracas de chaque jour

de se sentir si différent

de ce qu’on serait alentour

les stations Fabien et Louis-Blanc

de boire du Klass ou du m’namba au lieu du simple cinzano d’être habillé de haut en bas d’un autre corps d’une autre peau

Ah comment dit-on en romanche / love you Ich liebe Sie Comment le dire en araucanche Être un autre homme quel souci

Mais être soi en donne aussi

Il faut chaque fois tout reprendre

On se croit là On est ici

On croit qu’on sait II faut rapprendre

La tête en bas et puis en haut Le cœur jamais vraiment en place je me prends toujours en défaut quand je me croise dans la glace

J’habite aussi mes antipodes je suis un autre et je suis moi je me remaille et me débrode Pénélope de mon En-Moi

Ainsi ces vers C’était pour rire passer le temps Je m’abusai Le jeu se termine en soupirs Je n’avais cru que m’amuser

Le seul amour est ma constance et me fixe dans mon roulis quand je veux prendre mes distances avec ce Claude qui me fuit

Claude Roy dites-moi qui est-ce Je l’ai bien connu autrefois C’est un homme d’une autre espèce un visiteur que je reçois

Je m’étonne du nom qu’il porte comme du nom d’un étranger J’attends toujours qu’il glisse ou sorte de ce corps un peu mensonger

Toi seule m’habitues à vivre Que tu sois là m’a retenu et sans l’amour qui me délivre je me perdrais vite de vue

Vivre est une drôle de mode Je m’en irais par distraction du côté de mes antipodes et la clef sous le paillasson

Parti pour ne plus revenir
et n’étant plus que pour moi-même

le souvenir d’un avenir
qui s’était cru d’espèce humaine.

Claude Roy / Chanson des Antipodes

A propos de Emmanuelle Cordoliani

Joue, écrit, enseigne, met en scène et raconte des histoires. Elle a été décorée par Beaumarchais ( c'est un raccourci mais pas une usurpation ) et elle travaille avec la même équipe artistique depuis des lustres ( le Café Europa ) ce qui fait sa fierté et sa joie. Voir et explorer son site emmanuellecordoliani.com

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