#L3 | passer recommencer repasser

Tout ce qu’on demande c’est de vivre de paix, rien de tellement compliqué là-dedans : il a cette pensée en tout cas, il voit ce type pousser la porte et sortir de la gare, rester un moment en apesanteur devant les marches qui mènent à l’esplanade – ça n’a rien à voir mais quelle importance ? – la paix, c’est pourtant simple, la fin de l’entropie, enfin la fin de ce tour sur soi-même toujours recommencé – et cesser de respirer et vouloir mourir, le désirer fermement, c’est une gare, il fait chaud, service commandé et chaussures adaptées, de grège vêtu, lin soie cachemire coton c’est cette histoire qui lui revient, cette histoire de la chambre d’hôtel sortie à la nuit noire et fermée, au bout du bras la sacoche de cuir un peu comme un médecin ou un professeur le genre de type resté toute sa vie dans le même chemin dans les rues d’une ville inconnue une étape dans un voyage où se tiennent les illusions les plus noires, les tentatives les plus vouées à l’échec – la nuit va venir, au loin tonne le ciel – c’est une autre affaire, cette histoire, régler son compte à un salaud pour bénéficier du gîte et du couvert (la prison peut-être) mais personne à prévenir en cas de malheur – seul au monde costume de lin clair lunettes de soleil chapeau de paille d’Italie – sandales, panama – dans la sacoche une arme blanche à feu de poing de chasse de guerre conventionnelle ou pas ou alors seulement un journal plié et une bouteille de poison, un contrat une obligation – quelque chose de tacite – quelque chose auquel on se tient sous peine de mort – faux passeport fausse identité faux Aubusson fausses armures faux tableaux de maîtres au mur (*) disait la chanson, il se peut qu’il sifflote, il se peut qu’il n’ait aucun remords et aucun complexe – un mot qu’on aime beaucoup, de nos jours – il travaille pour l’argent (qui fait autre chose en travaillant ?), le rendez-vous en bas des Champs-Elysées, dans un parking, le numéro du compte en banque à la Grenade, paiement (cinq chiffres) en dollars américains petites coupures et instructions sur clé détruite dans le sous-sol – billets d’avion faux papiers – une autre gare un autre train quelque part sur un autre continent –  s’adapter et adopter un autre point de vue, tenir vaut mieux que courir tu sais bien, yeux derrière lunettes noires, regard oblique, tension nerveuse facilité d’adaptation flexibilité efficacité – ce pourrait être la Bulgarie, quelque part dans les Balkans, ces endroits infestés, ce pourrait être de nos jours

j’aurais tant voulu vous aider/ vous qui semblez autre moi-même/ mais les mots qu’au vent noir je sème, qui sait si vous les entendez ?

quelle heure est-il, quel temps fait-il ? j’aurais tant aimé cependant gagner pour vous, pour moi perdant… (*)

(longtemps je me suis demandé comment les choses avaient évolué durant cette épidémie d’opérette, pour les services secrets, je me suis demandé comment les choses avaient évolué, combien de morts, combien de capitaines – parler la langue et connaître les mœurs – vingt quatre heures dans la vie d’un tueur – tu te souviens, Loretta Salino ? ça te dit quelque chose ? – elle faisait la cuisine dans l’Arnaque, elle allait même jusqu’à payer de sa personne pour se débarrasser de Robert Redford…)

choisir, le thème à choisir le mode de narration – orthodoxe, délibérée, changer son point, changer sa vue – les yeux fatiguent quand on vieillit, lunettes de vue de soleil montures verres branches formes visages regards – un type marche sur le faubourg, il porte un sac qui doit peser, il rentre dans un café, un croisement, une avenue la rue du Faubourg, il n’est pas sept heures, il n’y a personne, un type percole derrière le bar – ou alors au coin du boulevard et de la rue du Bac un grand café – l’Escurial alors – le matin du dimanche on (elle) embauchait vers huit, aux Batignolles – un type derrière son bar, qui percole et propose des croissants chauds rapportés de la boulangerie d’en face – magnifiques – ou qui sortent du four dans sa cuisine – on en prend, le type est avec son amoureuse et c’est elle qui va bosser – lui travaille de treize à vingt tout comme aujourd’hui – tout à l’heure, il a vérifié dans son agenda – il est au bar, il se peut qu’en sortant il clope – ou c’est avant, avant qu’il ne prenne cette habitude acquise à Royalieu – avant sans doute – son café bu, il marche vers l’est (remonte le faubourg vers Nation) sac sur l’épaule on ressent ou on sent seulement la fatigue – on n’a pas trop dormi (à peine une heure aller, une heure retour je me souviens de cette fatigue) mais ça n’a pas d’importance, on récupère vite – et regarde comme c’est bizarre, il ne va pas s’arrêter à une boulangerie pour apporter des croissants, ce n’est certainement pas qu’il sache ce qui se trame dans le futur tout proche, là, à peine après sept heures mais il fait beau et il fait doux et le type en a marre de traîner son sac (le jeu s’est éternisé pratiquement tout l’été; dans ces années-là, lui comme elle bossent l’été pour parvenir à survivre tout l’hiver – et payer les frais les inscriptions les cartes de transports les séances les livres – s’il en reste les fringues et les chaussures) (ça ne roule pas sur l’or – ça n’a pas eu de petite cuillère en  vermeil dans la bouche en arrivant – ça n’a rien à voir avec la misère non plus) – quand il croise Aligre le monde bouge, ça bosse, ça entasse entrepose montre achalande vitrinise un peu, dispose met en valeur propose (ça haranguera tout à l’heure, mais pour le moment, c’est calme) les habitués du dimanche matin tôt les vieux et les arabes des fruits et légumes les libanais ou les grecs traiteurs, la glace du poissonnier, les papiers cellophane du fromager, s’il prenait à droite juste pour se promener il verrait sur la placette la mise en place des fripes, des brocanteux, dans les magasins ce serait le calme plat puis au fond vers Charenton les fruits et légumes menthes et herbes deuxième catégorie – mais non, il passe avance traîne à l’épaule son sac et rentre chez lui

(*) bande son: Georges Brassens, Histoire de faussaire
Jean Ferrat, J’entends, j’entends (poème d’Aragon)

A propos de Piero Cohen-Hadria

(c'est plus facile avec les liens) la bio ça peut-être là : https://www.tierslivre.net/revue/spip.php?article625#nb10 et le site plutôt là : https://www.pendantleweekend.net/ les (*) réfèrent à des entrées (ou étiquettes) du blog pendant le week-end

3 commentaires à propos de “#L3 | passer recommencer repasser”

  1. Texte d’ambiance, un franc côté années 1930. Le rythme fonctionne, un bon flux haché, presque gouailleur. Le nom des lieux ancre, colore l’ensemble, évite de le rendre nébuleux, les chansons aussi. Une étrange uniformité toutefois, comme si le premier passage et le troisième étaient exactement les mêmes. On se dit qu’on a besoin que le texte s’étire pour voir si sa fonctionne en longueur et si on parvient à rester happé par ce rythme là. Intéressant en tout cas. On pourrait bien aller relire du Malet, du Carco ou du Vallès.

    • Merci des appréciations (Carco et Vallès, surtout, j’adore) (quel patronage…!) et les deux parties sont (en un certain sens: celui de la consigne – je ne suis pas bien certain de l’avoir suivie) voisines semblables cousines ou quelque chose du genre (la première réfère à l’atelier d’été vingt-vingt) et à l’exercice qu’on intitule à présent L1.

  2. Rétroliens : #L5 la paix – Tiers Livre, explorations écriture