la femme dans le train

Elle est entrée dans le train en gare d’Embrun. Elle a choisi une place de l’autre côté de la travée, en face de moi. Dans le sens contraire de la marche. J’ai trouvé ça étonnant ; moi je déteste voir le paysage défiler à l’envers. J’ai pensé qu’elle avait peut-être envie de discuter. Mais non, son regard a glissé sur moi sans me voir. C’était une jeune femme, la trentaine, une doudoune noire stricte, une écharpe bariolée. Elle a ouvert son sac à dos, sorti une serviette éponge vert vif, l’a secouée. Elle l’a étalée avec soin sur le siège. J’ai pensé qu’elle était, si jeune, bien soucieuse des microbes. Le coronavirus l’inquiéterait ? Dans le milieu médical, peut-être ? C’est vrai que je ne prête pas attention à ce genre de choses. Je sais, je sais : penser à me laver les mains, éternuer dans le creux de mon coude, etc. J’ai repris ma lecture, décidée à terminer Maudits de Carol Joyce Oates. Ça sert à ça les longues heures d’un long voyage en train ! À nouveau je l’ai regardée. Sa chevelure blonde s’échappait en boucles folles d’un bonnet de laine. Elle portait des lunettes rondes qui animaient sa frimousse. Elle les a soigneusement rangées dans un étui et pris un mouchoir en papier. Elle aurait pu me faire un petit geste en tant que voisine. Non, elle s’est confortablement installée et a fermé les yeux, J’ai repris ma lecture. Je ne sais pas pourquoi, elle m’intriguait. Elle a porté sa main droite vers son nez, l’a doucement caressé, je l’ai pensée songeuse ou préoccupée, cherchant à se réconforter, en le massant . Et là, surprise, elle s’est mise à se curer le nez avec application, se décrottant le nez, faisant glisser les crottes dans le mouchoir en papier. C’était donc une habitude : elle était organisée. C’était délicieux à voir son air béat, paisible. Cela ne se fait pas. J’entendais la voix maternelle, Ce n’est pas convenable, encore moins dans un lieu public. J’étais déconcertée, fascinée par ce spectacle qui durait (qui durerait jusqu’à sa descente en gare de Gap). Bon d’accord, après tout c’est une conduite de toilettage, mais ça se fait en solitaire. Pas là, dans le TER, pas devant moi ! On lui donnerait le bon dieu sans confession et sans vergogne elle se cure le nez ! Peut-être chasse-t-elle des pensées pénibles ? Un enfant malade ? Un problème au boulot ? Avec son mec ? Après tout, moi, je me gratte bien le crâne dans mes moments d’hésitation, de doute ; je le fais quand je réfléchis, quand je cherche une réponse qui n’arrive pas. Mais je le fais, ou bien avec grande discrétion, je suis persuadée que mon interlocuteur ne s’en aperçoit pas, ou avec énergie dans la solitude. Bref, crânement correcte. Mon regard s’éparpillait entre le paysage qui défilait, le livre qui ne se lisait pas et elle, elle bien plus intéressante. Elle avait quitté l’intérieur de ses narines pour envelopper son nez avec son pouce et son index, elle le caressait doucement. C’était sensuel, elle en éprouvait plaisir et contentement. Et j’en étais confondue. Et moi, alors, je me masturberais en public, pour être bien dans ma peau ? Non, ça ne se fait pas ! Face à elle, je me masturbe le cerveau à essayer de la deviner, ma belle inconnue. Et là sous peu je vais me gratter le crâne devant mon incapacité à la comprendre. Et là je peux arrêter de me torturer l’esprit avec des raisonnements qui ne mènent à rien. Elle vient de se lever, elle a jeté le mouchoir dans la corbeille à papiers, replié avec soin sa serviette, d’une démarche légère a quitté le train. Elle ne m’a pas jeté un regard.