# L9 La réalité frappe l’œil

La réalité frappe l’œil.  Sa vie a besoin d’espace pour s’installer. Les espaces et les lieux changent, il part ailleurs. Ailleurs comme un nouvel ici.

à l’endroit où j’écris, l’appartement, la table ronde, le bus pour Dieulouard, le train pour Berlin,  dans la rue dans ma tête, comme à mon retour maintenant, à l’endroit d’où j’écris: on marche dans les pas de son personnage, de ses personnages, on pense à des lieux, on choisit des lieux, on construit des lieux, on invente des lieux pour dire une vie, des vies.On écrit dans le chaos autour de nous, on écrit dans de grands bouleversements autour de nous. On veut, naïvement sauver quelque chose, on veut encore regarder la beauté quelque part, le vivant quelque part, on veut encore de l’éblouissement.Puisqu’il n’est plus possible de fermer les yeux sans penser aux morts.

  

Il sera question d’espace, de lieu, et de littérature. Il sera question d’un texte en cours d’écriture. On admettra un manque inné d’organisation, on avouera le plaisir de chercher du côté de la géographie, du côté de la peinture, de la photographie, et aussi de la musique. On acceptera des bonds des retours, du sur place sur certaines notions. On tendra vers la clarté, on tentera de faire en sorte que ce questionnement nourrisse le texte en devenir. On placera la simplicité dans les mots utilisés, la syntaxe. On n’exposera pas au lecteur son ignorance, on lui dira seulement, que même quand on sait quelque chose, on ne sait pas. Dans L’invention du lieu, sept récits en cours d’écriture, les lieux prennent une place prépondérante dans la narration. (Je me fais rire quand j’écris cette phrase). Les personnages qui parcourent, traversent, vivent certaines expériences dans la ville, mais aussi dans d’autres lieux. Les lieux sont réels, mais sont dans certaines situations transformés, imaginés, fatals.

Le lieu est un concept fondamental en géographie. Vidal de La Blache qualifiait la géographie de « science des lieux ». On se déplace dans un lieu, on parcourt un lieu, on explore un lieu.Le lieu, un espace défini, un espace à définir. Le lieu c’est là où quelque chose se trouve, la maison est là, c’est là où quelqu’un fait quelque chose, il entre sur le chantier. Arrêtons-nous un instant sur le lieu.On distingue le lieu, Locus le lieu cartographiable,le topos,  et  le lieu existentiel, chôra

Pour Marc Brosseau, le topos est « le lieu observable, décrit, représenté, senti et perçu qui renvoie à un point précis d’un territoire donné ». Le topos qui est un « lieu géographique à la fois durable et changeant » se double de la chôra qui est « cette manière de plus en plus complexe de l’occuper », Augustin Berque précise que cette autre conception du lieu (complémentaire du topos) est « la plus problématique, car elle est essentiellement relationnelle ».

 L’étendue d’un lieu varie, la sortie d’une ville, un jardin, une rue, une place, un chantier, une contre allée. Le lieu comme forme, la forme du lieu. Le lieu comme force, la force du lieu : en quoi réside-t-elle ? Le lieu comme lien : être dans le lieu – la présence au lieu – partager ce lieu avec d’autres – faire quelque chose dans ce lieu – faire du lieu quelque chose

On ne peut pas imaginer un récit sans lieu, un récit se passe toujours quelque part, la planète du Petit Prince,  l’île de Pessoa, la maison de La pluie d’été, le chemin de Cosmos, la gare d’Arthur Rimbaud, , les douze lieux de Pérec.

Un lieu accessible, un lieu avant la démolition, un lieu avec des obstacles, un lieu ouvert, un lieu perdu, un lieu rêvé, un lieu pour avoir des images à soi de la ville. Des espaces parcourus explorés déplacés, une présence répétée sur certains lieux. Il y a un point de départ : le lieu, le point de départ ne va pas tracer de ligne droite, il ne se terminera pas par un point d’arrivée, mais certainement par une question d’arrivée ; à l’origine du sujet sur le lieu : le rapport du personnage à la ville, le rapport texte/lieu, différents lieux de la ville.

Au risque de se perdre, au risque de répéter une question : un lieu c’est quoi ? Le lieu dans le texte, comment on le construit, avec quoi on le construit. Ce que dit le lieu, le lieu parle, parle de quelque chose du personnage, parle du narrateur. La référence au lieu.

Faire dialoguer la recherche du lieu avec l’écriture du texte en cours. Les différents lieux du texte en cours sont : un lieu à la fin d’une ville, à la sortie de la ville, je ne sais comment on dit, une forêt, la lisière d’une forêt, des chemins empruntés par le personnage pour aller dans la ville. Dans la ville même, les lieux sont, un chantier, une place publique, un cours avec l’installation d’un cirque, on voit des chevaux, des éléphants, un dresseur de tigres), une contre allée latérale, parallèle à une grande avenue.

Quand j’entre dans une nouvelle partie d’écriture, j’entre dans un temps de recherche, ce temps me plonge vraiment ailleurs, je lis des choses sur le paysage la géographie du paysage, je découvre deux notions importantes sur le lieu : le topos et la chôra.

La chôra comme le dit Platon dans une célèbre formule, « c’est une réalité qu’on ne peut saisir qu’au terme d’un raisonnement bâtard qui ne s’appuie pas sur la sensation ». Comment des personnages pénètrent un territoire mentalement. Ils se trouvent aux endroits stratégiques. Ils veulent voir l’animal, c’est tout. Le lieu est un terrain d’attente. Le lieu est un espace de capture par le regard. Au moindre soulèvement bruissement de feuilles, infimes perceptions, ils tendent toute l’ouïe. Ils ne définissent aucun périmètre. On ne sait pas si ce territoire est vraiment hostile.

 Des personnages pénètrent dans un espace, des lieux vrais ou faux, vivent dans ces lieux. Des lieux géographiques, des lieux mentaux. Les paysages de ces lieux proviennent des lieux que je connais, que j’ai traversé, mais aussi de lieux inspirés par des scènes de cinéma.

 Malgré son aspect répétitif, autant dans les scènes que dans l’ordre des plans, La vie de bohème d’ Aki Kaurismaki, tire sa force d’une mise en scène entièrement fondée sur ce qu’elle scotomise continuellement : le naturel qui, évincé, nous fait redécouvrir une réalité réinventée de toutes pièces, totalement formelle, étrange, ironique dans son maniérisme, et qui, par-là, questionne le réalisme cinématographique.

Roy, A. (1993). La vie de bohème d’Aki Kaurismäki  24 images, (65),53–53.

Aller quelque part, partir quelque part est le lien commun des sept récits de L’invention du lieu.  Les personnages ne sont pas des errants, ils ne sont pas perdus, dit Aki Kaurismaki, c’est le reste du monde qui est perdu.

Fondamentalement, ils ne savent pas où aller. C’est ça, le problème. Ils veulent aller quelque part et ils veulent rester, ils ne savent pas quoi faire. Ils ne sont pas à l’aise où qu’ils soient. Ce sont des personnages plutôt autobiographiques. La question est compliquée parce que mes personnages ont un certain inconfort qui est de facto dans mon sang, mais je ne fais pas des autoportraits pour autant. J’essaie de décrire les gens mais mon propre inconfort se retrouve dans les personnages. Parce que j’ai toujours aimé partir mais, je ne sais pas où, sauf dans ma tombe. Il n’y a qu’au Japon où je me sens à peu près bien.

Aller ailleurs, être en mouvement dans le départ, dans l’un des récits qui se passe sur un chantier, le personnage vit une expérience de grande solitude. Les couleurs du lieu sont empruntés à Giorgio De Chirico.  

 Dans l’espace « métaphysique » de ses tableaux, plane une impression de silence, de vide et d’angoisse – avec l’idée récurrente d’un départ, d’une attente ou d’un retour.

ajouter les dernières références :  l’entretien avec Paul Virilio

Michel Feuillet, « Le voyage selon Giorgio De Chirico, L’immobilité du départ et la vanité du retour », Italies, 17/18 | 2014, 429-436

Géraldine de Molina, Les faiseurs de la ville et la littérature : Lumière Sur un star-system contemporain et ses discours publics. Des usages de la littérature au service de l’action des grands architectes-urbanistes

(à terminer)

J’ajoute une dernière chose à ma tentative de réfléchir et documenter mon travail d’écriture en cours, une citation de David Bosc dans  » Il faut un frère cruel au langage » :

Nous le savons tous très bien, au fond que l’intérieur est le lieu non du mien, non du moi, mais d’un passage, d’une brèche par où nous saisit un souffle étranger.

A propos de ana nb

Côté travail : formatrice en FLE pour des futurs maçons VRD, des réfugié.es, des exilé.es, animatrice d'ateliers d'écriture (festival POEMA, médiathèque, centre d'accueil de jour, association culturelle) Côté vie : la langue, les langues, le langage, les langages, la parole, la voix animée, une passion : déjà par le théâtre, la peinture, la photographie, puis l'écriture Côté écriture : habiter le temps / habiter l'espace

2 commentaires à propos de “# L9 La réalité frappe l’œil”

  1. Ce premier paragraphe, à l’endroit où j’écris, j’aurais aimé l’écrire, mot pour mot, merci