dialogue #04 | le bruit du corps qui tombe

[retrouver mes personnages — mes hommes du Nord comme je les appelle –, partis à l’assaut d’une falaise infranchissable | dans l’après-midi, alors qu’ils sont engagés le long d’une paroi difficile, il arrive un malheur | un rapace, aigle ou milan noir, délogé de son aire défroisse ses ailes pour s’envoler au-dessus du vide et dans le mouvement déséquilibre Päl, dernier de cordée | sa tête percute violemment la paroi | pour survivre ils doivent couper la corde et passent la nuit dans d’âpres conditions | voici ce que Riks, chef du groupe, aurait voulu leur dire]

Shawnanggg (sous licence gratuite Unplash)

Vous êtes dans la nuit à présent que c’est arrivé, blottis les uns contre les autres. Vous ne parlez pas. Vous tremblez. Vous mêlez vos mains pour échanger un peu de chaleur. Vous pleurez. Vous pleurez ou vous retenez de pleurer. Longtemps vous pleurerez à cause de ce qui s’est passé, pourtant c’était inévitable, nos destins intimement liés depuis que nous avons quitté le clan, nos corps attachés à cette même corde dans l’espoir de trouver le bon chemin vers le col.  Un jour pourtant vous oublierez.

Tout autour, rien que la nuit est profonde et effrayante. Pas d’étoiles. La montagne hurle, les glaciers craquent, les ravins résonnent des avalanches de roches et des corps d’hommes qui chutent. Tout n’est que menace. Le labyrinthe des montagnes est inaccessible et l’obscurité pénètre votre chair et vos pensées comme le fil tranchant d’une épée. La nuit vous amenuise. La nuit prend vos forces. Vous ne devez pas la laisser faire. Ouvrez les yeux et regardez le noir profond qui contient le monde pour envisager notre situation d’une autre façon. Nous savions que la route serait semée d’embûches, qu’à chaque instant nous risquerions notre peau. N’oubliez pas notre but. Ne laissez pas la nuit entrer en vous ni le silence ni la terreur. Respirez comme d’un seul corps, sentez vos ferveurs réunies. Bien sûr vous ressassez la chute du corps de Päl quand on a coupé la corde, le sang qui coulait de sa tempe, le bruit sourd bondissant d’une roche à l’autre. Pourtant vous oublierez.

Vous oublierez la scène, les circonstances, l’avant et l’après, mais vous n’oublierez rien du cri, rien du bruit, jamais.

Peu à peu vous mesurerez ce que nous avons vécu depuis le commencement, ce que nous avons vécu de meilleur et de pire, ce que notre peuple a traversé depuis qu’il a choisi l’exil vers le nord, voyageant avec les bêtes qu’il aimait beaucoup trop pour les abandonner en arrière. Vous comprendrez soudain qu’il n’y a que le combat qui vous tient vivants, que cette histoire fait partie de vous. Et vous retrouverez soudain l’odeur de ces animaux compagnons de voyage, l’odeur des plaines immenses d’où nous sommes venus il y a longtemps, l’odeur du vent fort qui porte haut les oiseaux aux ailes fauves d’une envergure peu commune, l’odeur des petites touffes fleuries qui couvrent la steppe au début du printemps. Vous retrouverez le visage des aïeules assises dans l’herbe ou sous la tente en feutre. Vous serez pris de ce genre d’élan qui serre au cœur et remplit la poitrine. Et puis d’autres images encore resurgiront de ce passé alors que vous étiez petits, berceau attaché au bât d’un cheval, ou alors pas encore nés.

Voilà que vos mains se relâchent, que la chaleur échangée vous redonne du courage. Je vous assure que vous oublierez mais pas le cri. Non pas le cri du corps qui tombe.

Toujours la nuit. Toujours étroitement regroupés sur la vire rocheuse avec le ravin à peu de distance et toujours le bruit du corps brisé rebondissant jusqu’à se perdre dans les entrailles du glacier. Vous continuez à vous taire mais quelque chose a cédé en vous — un peu comme un muscle qui se détend sous la pression des doigts. Longtemps vous continuerez à vous taire et à serrer les dents, oui je le sais, je le vois, et vous vous efforcerez de faire bonne figure quand le matin viendra. Car il nous faut poursuivre — impossible de revenir en arrière. Aux premières lueurs vous vous redresserez et vous vous tiendrez en appui contre la paroi. L’horizon sera rose et gris très loin au-dessus de la forêt. Vos visages seront émaciés. Vous vous regarderez comme si vous ne vous étiez jamais rencontrés. Un nouvel épisode commencera, celui après la mort de Päl. Un autre chapitre. Un mouvement continu comme la respiration, comme la houle, comme la reptation des nuages entre les sommets. Un hurlement de loups montera depuis la vallée noyée de larmes et vous vous remettrez en marche sans qu’aucun mot n’ait été prononcé avec le cri en vous.

A propos de Françoise Renaud

Parcours entre géologie et littérature, entre Bretagne et Languedoc. Certains mots lui font dresser les oreilles : peau, rébellion, atlantique (parce qu’il faut bien choisir). Romans récits nouvelles poésie publiés depuis 1997. Vit en sud Cévennes. Et voilà. Son site, ses publications, photographies, journal : francoiserenaud.com.

6 commentaires à propos de “dialogue #04 | le bruit du corps qui tombe”

  1. C’est très beau. Et de se lover avec eux contre la roche et tous ses vertiges dans la nuit. Merci Françoise

    • Trouver la situation favorable pour répondre à la proposition et en même temps l’adapter au chantier en cours…
      j’essaie
      merci infiniment pour ton passage par cette page…

  2. Oulala, tu es dans un chantier audacieux. J’aime ta façon de raconter très personnelle. Une écriture qui a de l’envergure, je dirais, quoi que tu racontes… Bon voyage.

    • tu as raison de dire « voyage », car c’est un voyage, un déplacement dans le temps et l’espace, une véritable expédition
      j’avais démarré cela sous forme d’une série de 12 fragments à partir de l’expression « Falaise sans fin », c’était il y a quelques années, depuis quelques temps je l’ai repris avec l’ambition d’en faire un texte long, un « roman » ou va savoir…

  3. C’est un voyage immobile. Racontant l’avant, le présent et l’après. Montrant le groupe sans le décrire et son silence.
    J’ai aimé lire ce texte.