#L2 | Le ciel est de cuivre sans lueur aucune

Partie I : Le presque rien

La porte est de bois. Un bois dur, un bois ancien, un bois verni sillonné de veines, veinules… Un bois de chêne. Un bois issu des forêts plus au Nord où musardaient les porcs et les sangliers, où le pas de l’homme s’enfonçait parfois, dans la mousse. Par endroit l’eau sinuait en filets ténus. A travers les feuilles une lumière adoucie frappait la terre.

Un jour, elle est arrivée, dans ce pays traversé, raturé, où chaque pas, chaque sabot laissait sa marque sur la terre, la terre comme une onde ridée par le passage des hommes. Elle a suivi, comme tant d’autres, le passage des hommes, elle a emprunté la route que d’autres avant elle ont empruntée, puis restituée pour qu’elle à son tour l’emprunte et y laisse sa marque.

Sous ses pieds, la terre s’enfonce en strates s’écrasant les unes sur les autres, de terre végétale, calcaire, silex, plus loin de gravier, de sable enfin, la nappe alluviale meuble brun-rouge semée de petits coquillages. Érosion, gel, dégel, ruissellement, terre tantôt compacte, tantôt meuble, couches animées de mouvements lourds et lents, la brutalité du choc diluée dans des temporalités indéfinissables.

Au milieu du champ, invisibles sous les touffes d’herbe, les racines et la terre accumulée, des pavés, disjoints, disloqués. Des rangées de pavés sous la terre, traçant une voie toute droite dans la campagne plane, un fil, invisible, de l’écheveau, invisible au centre duquel elle se tient debout devant la porte. La voie romaine qu’empruntent soldat, marchands, militaires. Par cette route, l’évêque un soir rentre d’exil. Les cinq pains n’en font pas plusieurs en se multipliant, mais les morceaux succèdent aux morceaux et l’on ne voit pas qu’ils se présentent coupés au bout, chaque fois qu’on les coupe. Au fur et à mesure la matière croît : est-ce à l’emplacement des tables ou dans les mains qui prennent ou dans la bouche des convives ? Je ne sais. Le notable, le païen, l’érudit, l’homme qui écrit à l’empereur, l’homme traverse une terre qui ne s’appelle pas Europe, par cette route, rentre d’un exil, qui ne s’appelle pas exil, l’homme qui vit dans la pensée, dans la langue, dans un espace qui n’est pas le sien, un espace aussi bien fait de terre et de montagne que de mots, ciselés, l’homme qui évolue dans une terre sertie de mots et de visages.

Elle est debout devant la porte. Elle pousse la porte, comme avant elle d’autres portes ont été poussées, abattues, défoncées. Pour le rétablissement de l’ordre et de la sécurité les mesures les plus énergiques devront être prises afin d’effrayer les habitants de cette région infectée, à qui il faudra faire passer le goût d’accueillir les groupes de résistance et de se laisser gouverner par eux. Cela servira en outre d’avertissement à toute la population. Un petit groupe aux mouvements vifs évolue rapidement sur cette route. Il remonte du Sud et gagne le Nord. Le petit groupe est composé d’hommes, uniquement des hommes, usés fatigués avec sur le visage dans les yeux, des lueurs fauves et des reflets d’incendie, incendies rêvés, incendies vécus. A chaque homme, à chaque femme rencontrée, un choc. Des hommes comme la terre, où la brutalité du choc se dilue dans des temporalités indéfinissables, la violence engourdie dans l’usure des jours passés, qui électrise encore, une violence de bête traquée, une violence d’homme ordinaire, il faut bien vivre. Parmi ces hommes il en est deux, qui rêvent de l’Est, qui rêvent aussi de ne plus jamais rêver, et qui savent aussi que leur rêve fuit vers des terres, des mains, des peaux, qui n’ont jamais existé et que pour ce motif, précisément, ce motif, ils ne retrouveront jamais. Deux hommes, sur cette route, courent vers leur exil.

Elle a garé sa voiture devant l’auberge. La voiture est rouge. Le goudron colle. Le soleil frappe le métal. L’enrobé de la route par endroit est fracturé. Couche de fondation, couche de base, couche de roulement… Ils alertent, il y a déjà vingt ans, la route doit être entretenue, privilégier les nouveaux enrobés en fibre de verre, une couche plus fine, plus solide, refaire l’enrobé suffisamment tôt, éviter impérativement le ruissellement. Mais le budget. Plus de 85 % des chaussées étaient considérées, de 2010 à 2012, en état correct, c’est-à-dire bénéficiant d’une note supérieure ou égale à 12 sur 20. Ce taux a commencé à baisser en 2013, pour atteindre 84,5 %, puis 83,8 % en 2014 et 83,3 % en 2015. Cette route que plus personne n’emprunte, à qui donc la restituer ? Et s’il ne s’agit de la restituer à personne, à quoi bon l’entretenir ?

Ils oublient que, toujours, de tout temps, la route, même déserte, ne peut être qu’empruntée.

Elle pousse la porte.

A propos de Marion T.

Après tout : et pourquoi pas ?

4 commentaires à propos de “#L2 | Le ciel est de cuivre sans lueur aucune”

    • Ah, mais as-tu lu L3 et L5 ? A ce stade, ça part quand même franchement dans tous les sens. Je suis les consignes en me disant que le sens se créera en chemin, mais je ne sais vraiment vraiment pas où je vais…

  1. Rétroliens : #L3 | Cacophonie – Tiers Livre, explorations écriture