# le double voyage #05 | Diffraction

Tas de sel : Tranchant les champs gris et insalubres du marigot, la blancheur du sel amassé en tas, sémaphore qui capte les atomes de lumière dans l’air bourbeux. Les tas sont coincés entre les dédales de ces carrés stériles, les nœuds autoroutiers en surplomb et l’Océan. Je sonde l’horizon mais il se dérobe, voilé d’un nimbe de brume, je le sens là, quelque part, pourtant. J’aimerais venir ici en cet endroit en toute saison pour y voir s’il y demeure autre chose que ce flou, ce lointain incertain et ce temps que l’on dirait balancé hors de lui-même.

Un robinet : un robinet, un simple robinet surmonté d’une petite feuille plastifiée, gonflée par l’humidité, affichant un prix. Un instant, l’envie me prend d’en tirer un peu d’eau, bénite, tant pis, le salut attendra, tant mieux.

Eucalyptus : des eucalyptus, on en a vu, partout, plantés en rangs serrés, petits soldats bien alignés, joli cure-temps, dociles, tout prêts à être dévorés par l’ogre rouge. C’est la nuque cassée maintenant qu’on essaye de deviner les frondaisons, qui forment un point de fuite du regard, la-haut.
Il a fallu laisser la plaine marécageuse et monter, pas très loin mais ailleurs, la pression de la chaleur s’est relâchée, graduellement. Près d’un ancien carmel, en contrebas, nous nous sommes garés. Graduellement, marche par marche, nous sommes laissés engloutir, noyés dans le végétal, les fougères arborescentes, et ces eucalyptus, vieux de plusieurs siècles, ramenés par des religieux de terres australes aux antipodes. Leur couvert tient bon, la touffeur repoussée à distance, et rabat sur nos sueurs un voile de fraîcheur.

Dentelles : criblés d’ombres et d’éclats de soleil, nous avons oublié la direction. La pente nous a ouvert le chemin, jusqu’en bas, le labyrinthe de ruelles en vrac se jouant gentiment de nous, et nous complices, levant les yeux sur les dentelles accrochées en dais, une canopée multicolore qui s’agite mollement dans le vent tiède. Cela forme et déforme une carte vivante sur la rue, sur nos corps et nos visages, des signes qui passent et nous tissent dans des rets colorés ou obscurs.

Montée : l’adresse, un bout de carte routière, de Google maps et de doigt mouillé, nous sommes arrivés sur la fin de l’après-midi. Devant nous, comme une provocation, la pente est si raide qu’elle semble interdire son ascension. A main droite en surplomb, la paroi rocheuse teinte d’obscurité la voie, la maison, invisible, est en haut. Tout en première, le moteur bramant, en surchauffe, nous avons d’une traite, impossible de s’arrêter, avalé les vingt mètres de déclivité, la paroi nous ramène les fumées de l’échappement et l’odeur de pneu abrasé. Nous en sommes finalement, malgré mes doutes, arrivés à bout, tandis qu’un panoramique, 360°, s’ouvrait à nous. La boule rougeoyante du soleil roulait derrière la montagne. Dans notre dos, la nuit bleu pétrole est montée, d’un coup sec tiré du firmament, un drap jeté d’étoiles.

Cabine de plage : C’est une cabine de plage, une planche blanche, une planche couleur pastel. Une, parmi la centaine, en vérité à l’œil nu leur nombre se perd, avant il y en d’autres, après il y en a d’autres, sur la promenade. Il est 17 h – je viens de le vérifier – sur moi, j’ai ressenti, cela m’a surpris, l’ombre d’un doute. Le soleil qui nous cuisait avec application et constance depuis des heures, s’est troublé. Une incertitude sans préavis et sans suite. Au contact de l’air soudain humide, la fine pellicule de sueur sur la peau se glace. En bas, l’océan est coupé de lui-même, une petite bandelette de vagues vient mourir sur le sable. Les cris des vacanciers ont une allure décalée, leurs échos rebondis sur un mur invisible. Le gris grignote l’espace du ciel. Le soleil clignote, plus faiblement.

Flammes : en allant à … en voiture. De plusieurs points, visibles et indécis montent des volutes de fumée, colonnes fournies ou intermittentes. Les départs de feu se multiplient depuis deux jours, l’air est inflammable. On sent l’imminence d’une menace, indistincte, présente dans les herbes grillées et gorgées de sécheresse. Au mitan, comme la veille et le jour d’avant encore, le paysage blanchit, tout en saturation : lumière, touffeur, torpeur. Un peu plus tard, on a pris la route, la chape du ciel cognant sur la tôle de l’habitacle et la faisant vibrer. La route est bordée d’eucalyptus, des forêts dit-on, par habitude et commodité, des plantations bien alignées et en proximité, leur houppier en soufre, en attente d’une étincelle pour se sublimer. On sent la puissante, l’entêtante odeur de leur combustion avant d’en voir la fumée et les flammes qui jouent à cache-cache, disparaissent un instant, pour reparaître plus loin, de l’autre côté. Cette danse nous dévisse la tête, le danger ménage ses effets. Un doute, était-il vraiment là ?

96, rua das palmeiras : vende-se affiché au premier étage sur une pancarte un peu défraîchie. La masure avec sa petite cours carrée en partie bétonnée et ses parterres en désordre, mauvaises herbes mortes, grillées sur pied, n’attire pas les acheteurs. Le tumulte des insectes me devient inaudible, un froid, un roulement de tambour qu je suis le seul un entendre, un raté, un battement suspendu, à contretemps.

Rizières : de part et d’autre du tracé rectiligne de l’autoroute, des rizières, je n’en savais pas l’existence, bordées au fond par l’estuaire du Sado, j’en ai vérifié le nom plus tard, le soir venu. Naïvement, je m’attendais à plus de luxuriance et à une couleur verte, exotique et vive là où ne se donne qu’une étendue assez morne, parfaitement plate, rien de saillant qui attire l’œil. La route, en point de fuite, monte vers l’Atlantique, un peu plus loin. Le discernement un peu amolli, la vigilance en relâche, la tiédeur apportée par l’océan tout proche, j’ai perçu avec un temps de retard, la masse blanche qui s’est levée sur ma gauche, peinant à en interpréter le sens. Il m’a fallu fouiller du regard la blancheur, en disséquer les éléments mouvants, ondulant à la surface des rizières, s’en approcher régulièrement. En vol plané, en suspension au ras de la surface, mi-terre, mi-eau, les cigognes. Elles s’arrêtaient puis repartaient, recommençaient, allongeaient leur pattes, s’inclinaient , comme en prière, puis, à l’instant de tomber, juste avant l’affalement, elles déployaient leurs ailes et comme un corps unique, et battaient de toutes leurs plumes, à l’unisson.

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