Le patient américain et les autres

Salle d’attente du service de radiologie. Personne ne paraît inquiet. Plutôt impatient, englué dans l’inconfort de l’attente. La routine d’un suivi médical auquel on s’est résigné.

Il est assis comme un « i », la tête posée sur de larges épaules. Santiags, jean ceinturé, perfecto clouté, cheveux bouclés longs dans la nuque, oreilles percées dégagées. Genre increvable, genre droit dans ses bottes, genre Harley garée sur le parking des médecins. Genre pas courant par ici, au royaume des ploucs en jogging, des gamins bourrés aux chips-coca, des paysans arroseurs de colza. Il a du se tromper d’adresse, il avait rendez-vous pour un casting, on lui a filé les mauvaises infos. Trop beau pour être vrai, trop fier, trop altier. Quand il va se rendre compte de l’erreur, il va partir. Et moi, parachutée là aussi par erreur, par restructuration, moi, je le suivrai, de loin, puis de très près, les talons qui résonnent sur le goudron il pourra les entendre, je lui taperai sur l’épaule, le supplierai de m’emmener avec lui.

Il pose ses mains sur des genoux carrés, se penche, attrape son casque, il va partir. Il se penche plus encore, se recroqueville, son corps est secoué d’une toux grasse et éreintante. Il se relève, cernes violacés sous les yeux, visage cireux si loin de la route 66, reprend sa respiration. Je regarde le registre : radio du thorax. J’ouvre la fenêtre, besoin d’air, j’étouffe, enterrée vivante dans la cambrousse, j’imaginais autrement tout ça, c’était plutôt bien parti. Et puis, la vie.

On l’appelle. Monsieur Boyer. Boyer. Elle peut pas prononcer son nom correctement ? Avec l’accent américain, Boilleur. Il se lève comme on descend d’un destrier, pieds en canard, doigts sur le ceinturon. Il se dirige vers la porte pare-feu, prêt à en découdre, il va lui foutre une grosse raclée à sa bronchite chronique. Avant de disparaître, il jette un regard en arrière. Je m’y accroche. Quand il reviendra, je ne serai plus là, j’aurai fini mon service.

D’ici-là, d’autres personnes à accueillir. Nom, prénom, adresse, carte vitale ? Vous l’avez pas ? Faut la demander sur Ameli. Sinon une attestation suffit. Une mutuelle ? De toutes façons, ici vous payez tout, vous vous ferez rembourser après. Boulot de barje. Faut que ça change. J’en peux plus. Lui, non plus. Il est arrivé il y trois quart d’heure, la vessie prête à craquer, un litre d’eau dans le ballon, il se lève chaque fois qu’un-e infirmier-e passe, son ordonnance à la main, l’agitant désespérément comme un mouchoir blanc. Commerçant à la retraite, les soixante-dix ans en ligne de mire, la prostate à bloc. Il en a marre de ce taux de psa qui joue au yoyo, des séances de radiothérapies qui lui flinguent la peau, de ce cancer dramatiquement ridicule. C’est à peu près au niveau de sa petite vie. Si j’avais été un homme, j’aurais sûrement eu un problème de prostate. J’aurais pas fait mieux.

Les deux jeunes à côté n’en sont pas là. Ils viennent pour une écho de datation. On dirait des ados avec leurs jeans déchirés et leurs baskets adinike. Elle a de longs cheveux de jais très lisses, des boutons d’acné et trop de kilos comme tout le monde ici. Il n’est pas beaucoup plus beau. Etudes courtes après le bac, apprentissage, un boulot, un salaire de smicard, une voiture.  Et maintenant, ce bébé avec eux, entre eux. Est-ce qu’ils se rendent compte ? Que c’est déjà fini. Pour moi aussi, d’ailleurs. Coincée dans cette clinique de province à supporter les doléances, les pensées raccourcies par la télé, les faits divers droitisants du journal local.

La petite, dans le coin, mènera sa vie, elle. C’est la dernière fois qu’elle vient, on lui enlève son plâtre aujourd’hui. Elle ne s’assoit jamais, toujours debout, collée contre les jambes de sa mère. Que ça n’a pas l’air d’ennuyer. Elle laisse sa fille se promener dans le hall, déchirer les revues, jouer par terre, collée dans ses jupes amples et décorées de volants. Elles ne touchent pas le plancher des vaches toutes les deux. Si j’avais eu cette mère-là, les choses auraient été différentes. Elle m’aurait gonflé de confiance pour que je m’élève jusqu’à mes plus hautes ambitions.

Midi, j’éteins l’ordi prends ma veste, salue mes collègues, rejoins ma voiture sur le parking du personnel. A côté, une Harley. Je caresse la selle, m’assois, allume une clope. J’attends.