Frères humains….

C’est dans la closure de la prison. La partie consacrée aux activités « culturelles. Il n’y a pas d’autre endroit. En tout cas on n’en connaîtra pas d’autre. Les couloirs nus avec des portes qui s’ouvrent de chaque côté. Ou plutôt qui restent fermées, c’est le principe même du lieu. Le plus souvent ils viennent poussés par autre chose que leur volonté. On leur a dit qu’il serait bon de rencontrer ces personnes qui sont là pour les aider dans leurs démarches. Préparer la sortie, même quand elle est inenvisageable.

La pièce est petite et donne sur un terrain qui peu à peu au cours de l’année se transformera en jardin potager. Parfois un arbuste qui porte quelques fleurs. On n’y voir pourtant jamais personne. Une table deux chaises, parfois trois. Malgré l’apparent équilibre du dispositif la partie n’est pas égale. L’un restera, l’autre pourra partir comme il le voudra. Ils défilent les uns après les autres dans un ordre établi par une instance invisible qui règne en maître sur l’établissement et dont les gardiens ne sont que les exécutants plus ou moins bienveillants.

On n’a pas d’autre légitimité ici que de représenter une association d’aide aux détenus. On est « agréé ». Le plus souvent on n’a que sa bonne volonté. On vient là pour écouter et tenter de résoudre des problèmes administratifs qui resteraient insolubles. En fait rien n’est prévu par l’institution qui préfère ignorer qu’il ne peut y avoir de retour à la vie « normale » sans cette « bénévolence ».

Ils défilent, les uns après les autres, avec leurs craintes de voir leur stigmatisation à jamais les éloigner du territoire qu’ils ont fait leur, même s’ils n’en ont pas toujours respecté les règles. Etrangers ils en sont arrivés là parce qu’ils sont sortis « des clous ». Certains sont prolixes dans l’espoir de faire entendre leur conviction profonde d’être victimes d’une injustice. La plupart ont la parole difficile, entravée, n’ont pas d’autre choix que d’être les spectateurs de leur propre vie.

On préfère le plus souvent ne pas savoir la raison de leur présence. On essaie d’être « technique ». Mais comment éviter d’entrer en résonnance avec ce qu’ils apportent avec eux ? Des morceaux de vie fracassée.

Celui qui vient d’entrer est comme la grande majorité d’entre eux originaire d’un pays d’Afrique. Du berbère il a toutes les caractéristiques. Un regard clair, des pommettes saillantes. Une barbe courte assombrit le bas de son visage. Elle n’a rien de religieux, elle semble plutôt venir du fond des âges. On pense à ces portraits du Fayoum qu’on a vu au Caire. Un visage ascétique où l’on discerne une certaine noblesse. 

On était berger de père en fils chez lui, c’est dans cette transmission qu’il puise sa fierté, sans la revendiquer toutefois. Il me le dira plus tard dans la conversation. Je lui explique la nature de ma présence en lui faisant comprendre qu’on n’a rien à voir avec les autorités judiciaires ou administratives.

Ce discours convenu n’a d’autre but que de rompre le silence qui pourrait s’installer tant il est difficile d’aborder un inconnu et qui plus est dans un lieu pareil. C’est plutôt moi que je cherche à mettre à l’aise. Lui m’écoute sans manifester aucune impatience. Ils sont rares ceux qui comme lui ne détournent pas le regard. Son attitude tranche avec celle des personnes rencontrées habituellement. Il a gardé sa casquette comme s’il voulait croire dans cette fausse égalité ou plutôt comme s’il voulait me convaincre qu’il peut y croire.

J’apprends qu’il arrive au bout de sa peine, mais évidemment ce qui l’attend c’est le renvoi au pays puisque déjà une obligation de quitter le territoire lui a été adressée. Le plus fréquemment j’essaie à ce moment de présenter les moyens qui peuvent être trouvés pour contrer cette mesure. C’est presque la raison principale de ma venue ici tous les 15  jours. Très vite je vois bien que ce n’est pas cela qui l’intéresse.

– « Vous savez, on est habitué à la pauvreté chez moi. »

Il me raconte alors un peu son enfance de berger. Le pays beau mais invivable. Le déchirement d’être parti. Le voyage vers la métropole il l’a entrepris pour échapper à ce sort-là. Mais il est tombé de haut. Le travail clandestin, le plus souvent pas déclaré, une précarité somme toute plus insupportable qu’au pays.

Curieusement il n’utilise pas le mot « bled ». Je m’étonne d’ailleurs de sa maitrise du français. Dans ce qu’il me raconte il semble ne jamais être allé à l’école. Et puis en regardant les quelques éléments qui sont sur sa fiche je m’aperçois qu’il est là depuis plus de 10 ans. La peine est lourde, je ne peux m’empêcher de penser que la cause doit être à la hauteur. Mais incontestablement il a profité de son enfermement pour rattraper ce qu’il n’avait pas en arrivant ici.

Evidemment ma curiosité dépasse la tâche que je me suis assignée. Comme pour prolonger l’entretien j’essaie de comprendre pour quelle raison alors il est venu me voir, s’il n’a pas l’intention de faire appel de la mesure qui le frappe.

–  » J’ai mérité ma peine, me dit-il. Ce n’est pas facile d’enlever la vie d’un homme.  »

Il m’explique alors qu’un différend l’a opposé à celui qui l’employait. Bien sûr je pense qu’il se donne le « beau » rôle quand il me dit que venu chercher son dû on lui avait lâché les chiens dessus. En général je n’aime pas ceux qui refont leur procès avec moi, comme s’ils me jugeaient à même de mesurer les responsabilités.

Pourquoi sa parole me semble-t-elle au-delà de ce genre de manœuvre ? Est-ce la douceur de sa voix ? La mélancolie dont il accompagne son récit résigné mais pas fataliste ?  J’en arrive à comprendre qu’il soit revenu pour obtenir réparation, mais aussi sans doute avec une intention déterminée de venger l’affront qu’il a subi. Au tribunal cela s’appellera « préméditation », c’est bien un « assassin » que j’ai là devant moi. Il ne cherche pas en tout cas à le dissimuler. Et je me sens presque coupable de le comprendre.

Mais son souci est ailleurs. C’est la découverte en prison que les maigres salaires obtenus pour le travail accompli à l’atelier avaient été déclarés qui lui a fait prendre conscience qu’une autre vie était possible. Pour la première fois depuis son arrivée en France il avait cotisé pour une retraite. Et voila qu’il se demandait comment, une fois de retour il pourrait bénéficier de cette ressource qu’il n’aurait osé espérer. Certains pourraient trouver cela risibles, mais c’est la découverte qu’il peut exister une justice parmi les hommes qui le pousse.

-« Je suis âgé maintenant, au pays, je pourrai vivre avec ce peu de moyen que mon travail m’a permis d’acquérir. »

Quand il dit cela il se redresse un peu, toute son attitude affiche la dignité que la vie lui a refusé. Il semble regarder au-delà de moi. A aucun moment il ne me semble jouer une quelconque comédie. J’ignore totalement ce que le droit dit dans un cas semblable. Pourtant je lui réponds que je vais m’enquérir de ce que l’on peut faire.

Quand je le quitte, je lui sers la main avec un sentiment de fraternité que j’ai rarement connu. Un sourire triste s’affiche sur son visage. Je ne sais pas si c’est là qu’il voulait me mener.

A propos de Christian Chastan

"- En quoi consiste ta justification ? - Je n'en ai aucune. - Et tu parviens à vivre ? - Précisément pour cette raison, car je ne parviendrais pas à vivre avec une justification. Comment pourrais-je justifier la multitude de mes actes et des circonstances de mon existence ?" F.K.

3 commentaires à propos de “Frères humains….”

  1. Je ne vous avais jamais lu. C’est tout à fait étonnant comme le récit ainsi donné est passionnant, rythmé, profond, rien de superflu. Très admirative. Merci pour ce très beau texte.

    • Merci. Je ne l’ai écrit que sur la stimulation de l’atelier. Cela faisait longtemps que je l’avais en moi.