#photofictions #02 | Le pont des clowns confinés

Il y a peut-être eu une chute. Ça vaut la peine de se tourner, de chercher des angles différents, parce que ça pourrait raconter la chute, bien voir comment le parapet a d’abord été fendu, puis en partie arraché, en me penchant je saisirais aussi sans doute un raclement sur le bord du trottoir. Après, il faudrait se pencher, voir dans quel sens les branches ont été froissées, essayer par le jeu des sombres et des clairs de faire s’esquisser une trajectoire. Mais ce n’est pas facile. Autant viser au loin le héron sur son plot sombre, au milieu de l’eau. Zoomer et attendre qu’il redresse le col, qu’il cesse de se nettoyer les plumes. Autour de lui, les reflets qu’on saisit de l’eau pourraient figurer autant de poissons qui passent. Mais je ne suis pas sûr que l’appareil soit assez rapide pour saisir ceux qu’on a visés l’instant d’avant. Viser au hasard ? Ce que ne peut pas se permettre le héron ! Et ceux de la banque ? Les voilà qui arrivent par la rive droite, c’est leur jour de présence avec attestation. Ils ont les bras chargés des dossiers à ramener pour une semaine de travail à la maison ! Tiens, elle est belle, leur démarche chaloupée, bien rythmée entre les deux, côte à côte mais sans aucun heurt de hanches et c’est pourtant au moment où les hanches sont les plus proches qu’il faudrait fixer l’image. Cela ne devrait pas être trop difficile, leur mouvement est aussi rythmé que dans certaines danses. Mais non, il faut qu’on aperçoive le haut des paquets colorés des pâtes italiennes qui dépassent des sacs. Rien à voir avec des dossiers bancaires, la plupart est numérisée bien sûr mais ils ont profité de leur virée hebdomadaire en centre-ville pour faire les courses pour les bonnes choses qu’ils aiment. D’où leur visage réjoui… à prendre ! Ah, mais s’il faut grossir pour ça, il va être difficile d’avoir le haut des paquets, les hanches et les sourires… En face, par-dessus le parapet opposé, je peux photographier un horizon avec l’envie de l’appeler grand vide, alors que c’est rempli d’eau et de reflets, d’arbres et de feuilles qui bruissent. Mais il n’y a plus de bateau bien sûr, ni le moindre kayak comme il y en avait si souvent, ni le bateau-promenade qui d’habitude à cette heure passait sous le pont, déjà en cette fin de printemps. Ça roule peu sur le pont, ça me donnerait le temps de prendre les trous dans le bitume et ces drôles de chevrons jaunes qu’ils ont peints en avant du dessin de vélo. Et à l’approche de la rive gauche ? Ah, dommage d’être si tôt dans la saison, les cupules de houblon sont encore trop peu visibles dans le penchant de la berge mais il y a les feuilles des figuiers sauvages et les turbulences des ronces. J’aime bien la matière que ça fait, mais comment savoir quel carré délimiter ? Mon problème du cadrage revient, ce que j’aime, dans le fond, ce sont les lignes qui viennent d’on ne sait où, qui vont on ne sait où et qui tiennent pourtant sur une page. Ah, ça les fait rire de me voir traîner ! Ils ont bien raison, les trois là-bas, au milieu du rond-point de la rive gauche ! Ils ont raison de rire, y a plus que ça à faire, laisser s’échapper le rire, surtout ne pas cadrer le rire… Cette photo, je ne la prendrai pas… si ! La voiture de police arrive par derrière, la seule à circuler à cette heure-ci. C’est elle qui fait le cadrage arrière mais surtout, bien prendre le rire qui éclate par devant !