L’écrivain

C’est par L que je l’ai connu. Enfin, son oeuvre. Pas lui. À l’époque où nous étions très proches L et moi. Il me semble qu’à cette époque — qui doit remonter à six ou sept déjà, je crois — nous étions proches. Nous pouvions nous parler presque tous les jours, de nos lectures, de nos modestes projets d’écriture, car c’est par elle que je suis arrivée à l’écriture. Nous allions au théatre, au concert, au cinéma ensemble. Et, c’est donc par elle que j’ai connu l’oeuvre de C. Avant de m’installer dans la grande ville, où je vis maintenant depuis plus de vingt ans, je n’en avais jamais entendu parler. Et, m’y m’installant, dans ce quartier d’A justement, je ne savais pas du tout qu’il y résidait. Que je le rencontrerais, quelquefois. Que je le reconnaitrais, après que L m’en aurait parlé. Après avoir vu des portraits de lui, au dos des livres que L me prêterait, et sur Internet, au hasard de mes recherches sur ses publications. Et surtout, ce fameux soir, L s’étant trompée, nous nous étions trouvées face à face avec lui dans l’atrium du théâtre de C. Étant venues, justement, y voir l’un de ses textes mis en scène ce soir-là, L avait soudain poussé un cri. Surprise de sa réaction, je l’avais interrogée, et elle avait balbutié, un peu interdite : C est là !…  Là, cet homme immobile devant nous. Cet homme si simple que personne, parmi la foule pressée dans l’atrium, ne semblait connaitre. Reconnaitre. Lui ?!… C’est lui ?… Avais-je demandé ? J’ignore si je m’en faisais une idée précise. De sa taille, de sa corpulence, je n’avais aucune idée, et même son visage, pourtant déjà vu en photo… Oui, m’avait-elle répondu, complètement éperdue — je ne l’avais encore jamais vue ainsi, comme subjuguée, par cette silhouette si commune, par le visage de cet homme entre deux âges et qui semblait perdu dans l’espace du hall et que tenait par le bras une femme, sensiblement du même âge que lui.  Autour d’eux, les spectateurs se pressaient tandis qu’eux seuls patientaient. Réunis, ensemble. Ils s’étaient arrêtés  et une zone de calme relatif dans le vortex humain qui les cernait s’était ouvert, et ils y attendaient, confiants et humbles. Oui, avait fini par répondre L, c’est lui. Et… s’il est là, ce soir… c’est idiot mais ça veut dire que je me suis trompée de date … Je suis désolée… j’avais retenu deux places, mais… pour le lendemain de sa venue. Ce soir, il y avait une rencontre avec l’auteur, et cela me gène, m’expliquait-elle. Dans son travail, elle avait été amenée à le rencontrer au cours d’un cocktail, ou d’une mondanité quelconque, tout à fait par hasard. S’y trouvaient réunis des mécènes, et des agences de communication pour lesquelles L travaillait à l’époque. Que faisait-il là, au milieu de cette réunion ? L ne le savait pas, ou l’avait oublié. Elle  m’avait raconté avoir été la seule à venir vers lui et lui exprimer discrètement, comme L savait le faire, toute l’admiration qu’elle ressentait pour son oeuvre. Le lendemain soir nous étions revenues au théâtre pour assister à la représentation prévue. Une jeune actrice, vêtue de blanc et seule en scène, avait donné sa voix au texte bouleversant de l’écrivain, celui rencontré par hasard dans le hall du théâtre la veille au soir. Cette voix féminine vibrante, intense, mordait dans la chair du texte écrit par cet homme. Cet homme aperçu au bras de sa femme hier soir. Ce couple si simple, lui, au regard intensément triste, elle, le visage impassible sous les cheveux relevés en chignon, leurs deux manteaux sombres. Nous étions revenues silencieuses, L et moi, chacune retenue dans la sphère morbide et accablante du texte et de la voix, de l’évocation de ce destin de femme, de sa solitude, à travers les mots d’un homme. Bien plus tard, au cours d’une lecture publique dans l’atelier d’un ami peintre, L lirait un extrait de ce même texte. Nous avions choisi ensemble de le couper après les mots qu’elle avait lancé  contrer le mur couvert des toiles immenses, aux larges applats colorés et joyeux de notre ami, d’une voix forte, que l’on sentait vibrer d’émotion « PARLEZ-MOI !… PARLEZ-MOI !… » les mots écrits par cette femme, racontée par cet homme, l’écrivain. Les mots qu’elle avait tracé à la peinture, un pot de peinture que des ouvriers avaient laissé là, afin que son message muet soit enfin entendu sur les murs de l’asile psychiatrique où elle n’avait rien à faire, où elle n’aurait pas dû se trouver si elle avait vécu à une autre époque et où on la laisserait  bientôt mourir de faim. Peu de temps après cette lecture publique, un incendie s’était déclaré dans la maison de L. Sans faire de victimes heureusement, mais mon amie avait dû déménager pour quelques temps. Je crois bien que c’est depuis cet évènement que nos relations ont commencé de se distendre. Je ne me l’explique pas. 

Il m’arrive quelquefois de croiser l’écrivain. Mais de plus en plus rarement.Toujours accompagné de sa femme — je suppose qu’il s’agit de sa femme —. Marchant d’un même pas tous les deux. Parfois, je les rencontre, et ils sont entourés d’un groupe de jeunes étudiants, de très jeunes filles qui viennent lui parler. Il sourit, il parle doucement, la tête légèrement de côté. Elle, patiente, sourit aussi. Puis ils repartent. L’autre jour, sur les réseaux sociaux la question était posée de savoir s’il était toujours vivant. J’ai eu l’envie de répondre  : oui, car je l’ai croisé l’autre jour ! Mais je n’ai pas osé. Quelqu’un d’autre a répondu : Bien sûr qu’il est vivant ! Après les fêtes de fin d’année, me trouvant sans passion particulière pour la cuisine de « survie » du quotidien, j’allai trouver pitance chez mon traiteur fétiche — cuisine simple, gouteuse, ingrédients de bonne qualité — à quelques rues de chez moi. Dans l’étroite boutique, le long des hors d’oeuvres variés, des tripes cuisinées à tous les modes, des jambons crus et cuits à la truffe et aux herbes, des gâteaux d’omelettes fines et des coulis de tomate, derrière les choucroutes fumantes et la salade de museau vinaigrette, les pâtés-croutes et le fameux « Oreiller de la belle Aurore » que l’on déguste ici seulement après Noël et dans lequel ont cuit toutes les viandes de la chasse, un homme est entré, précédé par une femme devant laquelle il s’est effacé. C’était lui. L’écrivain. Son visage calme, ses yeux tristes. Je l’ai regardé, de tout près, comme jamais je ne l’avais regardé. À l’abri des vitres nettes qui laissaient entrer, derrière la silhouette en contre-jour,  le rez de chaussée de l’immeuble d’en face, la Pizzeria Da Nicolò, avec ses vitrines arrondies, ses rideaux blancs et sa devanture en bois rustique près du porche ouvert sur un bout du mur de la petite cour. Il était là, devant moi, silencieux, après le Bonjour Madame, Bonjour Monsieur de la patronne souriante qui a terminé de me servir. Je les ai salués moi aussi. Bonjour. Il a répondu d’un sourire bouche fermée, une bonté a traversé son visage, quelque chose de très doux et de simple. La femme semblait plus âgée, maintenant qu’elle était tout près de moi, elle promenait en silence des yeux rieurs sur tout ce qui l’entourait. Lui, resté derrière elle, ne bougeait pas, attendait son tour. Au moment de régler mes achats, je me suis arrêtée devant la femme qui semblait, à elle seule, occuper tout le minuscule espace, tant on sentait autour d’elle, en elle aussi sans doute, un besoin de mouvement — mais plutôt quelque chose d’un affolement bridé —. Son regard et son sourire s’adressaient à tout ce qui l’entourait, sans distinction et me rencontrant, elle m’a souri aussi, d’un sourire comme glissé au travers de ma personne — ainsi d’un rai de lumière sous une porte — qu’elle ne voyait peut-être pas. J’ai pensé à L. La femme continuait de sourire, à travers l’espace des murs, des salades, des vitres propres et du grand miroir qui nous dédoublait, les vitres, les saladiers de couleur, les saucissons pendus aux crochets, la femme, l’écrivain et moi, elle souriait comme sans le vouloir, sans le faire exprès. Lui, a avancé sa main vers elle, pour la retenir, pour la rassurer de sa présence…La patronne, derrière le petit comptoir lui a parlé très doucement, Madame, Madame, excusez-moi… puis se tournant vers moi… cette personne est si… avec un mouvement de la tête, comme pour dire non mais très doucement…Madame, je vous prie de m’excuser, je voudrais…pourriez-vous s’il vous plait… Il a tendu sa main vers elle, l’a retenue. J’ai pu régler mes achats, puis, quittant le magasin, j’ai dit Au Revoir, les frolant tous deux, lui et elle, le long des vitres propres et claires, des saladiers de museaux vinaigrette et des pâtés en croute.

A propos de Françoise Durif

Pousse son premier cri en 1959. Carrière stoppée net. Nourrit un ressentiment tenace vis-à-vis de la famille en général. A, malgré tout, connu quelques happy-hours. Et heureusement, il y a l'écriture !