Les gardiens

J’hésitai devant la sonnette ; ça faisait peut-être trois ans que je ne l’avais pas vu et la dernière fois, la rupture avait été  difficile, un silence hostile qui suit des paroles qui n’ont rien à dire à part une sourde colère. La chaleur était lourde comme avant un orage mais pas un nuage à l’horizon, je m’étouffais simplement. Il avait repris contact, toujours de sa manière impérieuse de frère aîné, aîné de quelques minutes mais j’avais senti un appel d’urgence . Je me décidai et la porte s’ouvrit. Il faisait sombre dans le couloir et frais. Ça sentait un peu le moisi, mais toutes ces vieilles maisons ont cette odeur. «  Je suis dans l’atelier, tu te rappelles où c’est ? » Au moins il n’avait pas perdu son sens de l’ironie ni du reproche. Je montai les marches comme on se balade, je musardai, histoire de ne pas obéir immédiatement et aussi pour calmer le trouble intérieur. Après une halte sur le premier palier et un coup d’œil sur les pièces attenantes. Rien n’avait bougé, un peu plus de poussière, les volets clos, un monde figé. «  T’en a mis du temps » premiers mots de bienvenue. J’avais envie de lui répondre que le temps c’est ce qui me manquait le plus, mais je me tus. Contrairement aux autres pièces, l’atelier baignait dans une lumière éclatante, époustouflante me vint à l’esprit. Il était assis face à la porte, il tournait le dos aux fenêtres et à la toile sur laquelle il était en train de travailler. Tout était en désordre sauf lui et sa toile. Le bureau était couvert de dossiers et de papiers en vrac, un verre sale traînait sur un tabouret au milieu de pinceaux et de tubes de couleurs à moitié séchés. Une bouteille de bourbon à moitié pleine était posée sur le rebord de la fenêtre. Sur les murs des croquis d’une même obsession, sorte de création de Sisyphe jamais achevée, toujours recommencée, un hoquet. Il jurait dans ce désordre, habillé avec soin- rare chez lui- costume en lin blanc et chemise légère d’un bleu très pâle, à peine une couleur, les cheveux grisonnants savamment décoiffés. Ses yeux noirs et rieurs me fixaient. Moi qui m’attendais à une épave tremblante , j’en étais pour mes frais. «  Tu n’as pas changé , toujours aussi coincé »J’avais envie de lui répondre qu’il était toujours aussi pénible mais j’étais fatigué d’avance des joutes verbales. «  Qu’est-ce qu’il y avait de si urgent après ce temps de silence ? » J’étais surpris par ma propre voix, et ce ton de reproche. Il m’adressa un sourire et fit un geste de la main, un geste de paix ou pour me dire de m’asseoir. Je restai debout. «  Toujours rebelle et pour rien ! » il haussa les épaules et continua : «  Tu prendras bien un verre même debout et je ne t’ai pas demandé de venir parce que j’en avais marre de me saouler seul » J’acceptai en hochant la tête. Je continuai de l’observer pendant qu’il sortait les verres d’une armoire et  les remplissait. «  Tu te souviens de ces verres, on se disait qu’on ne boirait jamais dedans tellement on avait peur de les casser, une vaisselle de Grande Occasion et aujourd’hui c’est est une ! » Je pris l’objet avec précaution sans le quitter des yeux, je me demandai où il voulait en venir et la raison de ce cirque. «  Tu vas m’annoncer ta mort prochaine et me sortir le grand jeu des souvenirs, de notre enfance complice, de nos disputes,  nos réconciliations, nos amours hachurés,  peut-être que tu as des photos cachées, c’est ça ? »

Il but une gorgée avant de répondre. Je pouvais m’imaginer les rouages de sa tête, les cliquetis entre les neurones et sa recherche d’une réplique sarcastique qui me renverrait dans mes cordes. «  Tu y es presque, mais ce n’est pas de moi dont il s’agit, au contraire, j’ai fait mon temps comme gardien du temple familial et de cette maison tombeau » J’eus peur de la suite, je me mis à suer à grosse gouttes et le bourbon avait un goût amer. Je tremblai un peu en lui posant la question : «  Tu veux dire que c’est mon tour ? » «  C’est bien ce qui était prévu, nous sommes les Dioscures, un coup vivant un coup mort et tu ne veux pas déroger à la règle immuable et laisser tout partir à vaux l’eau ? » Il dit ça avec le plus grand sérieux et la plus grande fermeté. J’étais abasourdi. J’avais oublié le pacte. Je regardai de nouveau ses croquis et son obsession c’était de revenir à l’air libre mais il avait perdu le chemin. Je m’en apercevais maintenant. Je restai figé et sans voix. «  Tu sais ce n’est pas si terrible, un peu long parfois et on perd le fil des autres, le goût des autres, le son des autres et on se retrouve un matin ensoleillé à ne plus savoir quoi faire de ce corps, à ne plus savoir qui on est et c’est là que ça devient supportable. » Sur ces paroles, il se dirigea vers la porte, me prit dans ses bras et murmura : «  A bientôt mon frère. » J’entendis ses pas lourds et de plus en plus légers dans l’escalier et la porte claquer. La longue nuit avait commencé.

A propos de Guy Torrens

Guy Torrens est né en 1952 à Alger. Après des études de philosophie, il se tourne vers le métier d’éducateur auprès de jeunes délinquants. Il anime des ateliers d‘écriture créative à Marseille où il réside. L’écriture et la scène : Chanteur parolier de trois groupes de rock punk ( Fin de série, Dirty Bitch, L.V.3.S) de 1985 à 1995. Tournées principalement en Allemagne, Pologne, République Tchèque, Belgique. Das Klub. Scène vide. La nuit a digéré les derniers spectateurs. Claquements répétitifs d’un soupirail mal fermé. Rythmique minimaliste. « Port de l’angoisse, je bois tes mots, pas tes lèvres. » Les derniers mots flottent encore. Martèlement des pieds, jets de bière, éjaculations spectaculaires. L’écriture et la nécessité : Après la mort de son compagnon qui a partagé sa vie pendant 25 ans, il se consacre entièrement à l’écriture. Poèmes, romans, nouvelles, pièces de théâtre. C’est le bruit du moteur. La mort ne fait pas de bruit. Une fuite sidérée. Celle des rêves. Sombre était le jour, sombre était la nuit. On vivait dans cette opacité, propre à rendre fou, n’importe quel homme normalement constitué ; Le message arriva le matin du 2 janvier. Un cri d’année nouvelle. Anonyme. « La vie n’est qu’un sillon, celui qu’on ne peut tracer, les nuits d’errances sont des meurtres. »

Un commentaire à propos de “Les gardiens”

  1. Merci de m’avoir permis une lecture faite du côté de l’aîné, gardien du temple, protégé tout de même par le fait d’être plus un homme de cage à écrire que de vaste atelier…
    Philippe Sahuc Saüc