Les deux

Annie Spratt (unsplash)

C’est lui qui avait commencé bien qu’il fût le plus jeune, bien qu’ils eussent déjà passé un certain nombre d’années côte à côte elle et lui, dormant dans la même chambre et partageant la même famille, elle à peine plus vieille, finalement issue d’une autre part de vie (trois ans d’écart, ça suffit à faire pas mal de différence et créer un fossé), c’est donc lui le plus jeune qui avait commencé, commencé à souffrir vraiment de la mésentente des parents, parce que ça s’était dégradé après la mort de l’aînée, et lui de son côté ne l’avait pas vécu, cette mort-là, puisqu’il était juste nourrisson alors qu’elle de son côté oui, l’avait vécu très fort, une mort qui avait pris beaucoup de place (un événement majeur), une petite morte qui avait occupé le cœur des uns et des autres, alors que lui né après non, un contexte différent pour lui le frère et elle la sœur à cause de l’écart d’âge, il n’empêche qu’ils comptaient énormément l’un pour l’autre.

Par moments ils étaient même tout l’un pour l’autre.

Souvent ils jouaient ensemble et souvent ils ne jouaient pas ensemble parce que lui voulait faire rouler ses voitures dans les chemins qu’il traçait dans le sable alors qu’elle préférait faire de la balançoire, mais souvent aussi ils étaient ensemble, faisaient tout ensemble, jouaient dans les mares au bord de la mer ou aux petites voitures ou à la balançoire, ils se poussaient l’un l’autre, ils se donnaient la main. Par exemple pour aller chercher le lait à la ferme. Ils aimaient bien y aller, surtout à la fin du printemps avec les fossés remplis d’herbes hautes et de coquelicots, ils aimaient dire bonjour aux animaux, lui aimait surtout et caressait longtemps Blanchette entre les cornes et la bête se laissait faire, mais elle la sœur non pas tellement, elle ne touchait pas le pelage et le lait dans les bidons ça l’écœurait plutôt, elle aimait quand même bien aller jusqu’aux étables avec son frère en lui donnant la main et en frottant l’intérieur de son poignet avec le pouce. Au fond ils vivaient assez différemment les événements qui survenaient, ils ne ressentaient pas les mêmes injustices, et c’était à cause de cette mort que lui n’avait pas vécu et qu’elle oui très fort. Ils ne comprenaient pas pourquoi ils étaient différents ni pourquoi ils avaient besoin d’être ensemble et parfois non. Quand lui cachait une barre de chocolat dans le tiroir de sa table de nuit et la suçait le soir en regardant un livre, elle lui enviait, mais il n’y avait qu’une seule chambre pour les deux (impossible pour le frère d’échapper au regard de sa sœur) et il ne voulait pas partager, la friandise était à lui un point c’est tout. Elle l’embêtait jusqu’à ce qu’il la lui fasse goûter et il finissait par céder parce qu’il détestait qu’elle le supplie. Il leur faudrait quitter l’enfance et vivre dans des régions éloignées pour faire le compte de ce qu’ils avaient en commun, et plus tard (encore faudrait-il qu’ils aient l’occasion de se fréquenter et de parler de ces choses-là) sûrement qu’ils envisageraient mieux ce qui les éloignait et ce qui les rapprochait, tout ce qui avait rempli les interstices et constitué leur édifice personnel après avoir longtemps partagé la même chambre la même famille le même pays le même rivage. Ils étaient frère et sœur. Rien ne changerait jamais de ce fait.

Et sans doute qu’elle fréquentait déjà le lycée de la ville quand les parents avaient été en grande difficulté et c’est là qu’il avait commencé à souffrir, lui tout seul, le frère tout seul en dehors de sa sœur, à sa façon à lui, et ça continuerait après, et c’est d’ailleurs pour ça qu’il détesterait à jamais les cris, les disputes et tout ça. Elle à ce moment-là était déjà partie, avait tout jeté par-dessus l’épaule. Elle souffrait d’une autre façon dans l’ombre de la petite morte et lui souffrait de la dépression du père et de ses désaccords avec la mère. Lui, elle. Frère, sœur. Les deux issus du même berceau. Deux personnages à cheval entre deux mondes. Deux images. Deux perspectives, proches forcément. Non mais c’est fou comme ils aimaient jouer ensemble et se tenir la main, quelque chose de naturel, et parfois non ils ne voulaient plus, lui le petit frère et elle la grande sœur veillant sur lui, les deux charpentés pareil et doués du même potentiel musculaire, habillés pareil, ils croyaient que la vie c’était ça, aller chercher le lait à la ferme et jouer dans le jardin, se chamailler se séparer se retrouver faire front, une mécanique en voie de se rôder au moment où ils s’étaient trouvés définitivement séparés sans l’avoir imaginé, brusquement, chacun dans son coin avec son ballot, son grain à moudre, poursuivant sa propre direction, et avec ça plus beaucoup de nouvelles alors qu’ils avaient été tout l’un pour l’autre. Mais qu’est ce qui leur est arrivé à tous, parents épuisés par d’incessantes chicanes, résignés à demeurer ensemble jusqu’à la mort, et enfants grandis avec trois ans d’écart qui s’en reviennent à la source et se parlent au téléphone des décennies plus tard ? C’est lui qui l’appelle, elle sait tout de suite que c’est lui, elle reconnaît sa voix, ils se racontent ce qu’ils font à leur façon, le temps qu’il fait. Lui parle de ses voyages, elle de nostalgie et de fleurs. Parfois lui veut, elle non. Parfois elle a envie de raccrocher, elle voudrait que ce soit autrement. Lui, elle. Les deux issus du même berceau.  

A propos de Françoise Renaud

Parcours entre géologie et littérature, entre Bretagne et Languedoc. Certains mots lui font dresser les oreilles : peau, rébellion, atlantique (parce qu’il faut bien choisir). Romans récits nouvelles poésie publiés depuis 1997. Vit en sud Cévennes. Et voilà. Son site, ses publications, photographies, journal : francoiserenaud.com.

15 commentaires à propos de “Les deux”

  1. Belle plongée dans une relation à travers le mille feuille du temps. Multiplication des perspectives.
    Une réussite vraiment.

    • Oh vous étiez comme aux aguets… ça fait plaisir, ça soutient, ça donne envie de continuer à poser des mots encore et encore sur tout ce qui s’est construit… et ça pourrait continuer longtemps comme ça
      il ne faut pas « faire trop long » pour ne pas ennuyer les amis qui peinent sur l’écran, mais après au silence de soi, on continue à tisser la trame…
      Tellement merci pour votre lecture si vive…

  2. Quelle incursion dans le complexe Je-t-aime-moi-non-plus du quotidien d’une fratrie ! Le rythme laisse bien entrevoir les méandres de la relation ET de ce qui la prépare en amont. Merci à vous !

    • Merci pour votre écho précieux.
      Ce texte pourrait être en effet un embryon de quelque chose de beaucoup plus long, sur ce même mode, sur ce rythme oui/non, aime/aime pas, tout en pénétrant davantage dans le territoire de l’enfance et abordant l’évolution de la relation au fil du temps…
      Peut-être bien un chantier ?
      A vous lire avec joie…

      • Le sujet est complexe – donc passionnant et de longue haleine aussi !
        La proposition me tourne dans la tête, ça va venir, de deux-uns à deux-autres, tout peut basculer dans la façon de l’écrire et ce que l’on a à en dire, j’en suis encore là ; répondre à la proposition est toujours un premier pas important, belle avancée à vous !

  3. Très émouvant, merci Françoise, pas encore d’attaque pour aborder le sujet mais vous me donnez un peu de courage !

  4. Tant mieux… toujours décider de se lancer sans trop se questionner, même si on n’a aucune piste… ce type de proposition est tellement riche qu’elle nous emporte dans sa forme…
    à vite de vous lire…

  5. Ici il pleut. Le toit fuit un peu. Je vous lis. C’est beau, émouvant. C’est écrit avec une infinie douceur. C’est calme. C’est dit avec une infinie pudeur. La pluie cesse. Comme j’ai aimé ce texte.

  6. Je vous lis moi aussi, juste après que vous ayez écrit…
    souvent j’ai vécu moi aussi sous des toits qui prenaient l’eau. Comme je vous comprends et vous suis
    merci, vous m’avez touchée infiniment…

  7. J’aime le « Souvent ils jouaient ensemble et souvent ils ne jouaient pas ensemble  » et j’aime l’entrelacs et la reprise. Oui ça pourrait continuer longtemps encore, prendre du volume et des ressacs.

    • Heureuse vraiment de découvrir un écho de quelqu’un que je ne connais pas encore… et ce mot de « ressacs » m’interpelle fort
      Les pistes sont ouvertes…
      Merci Thibaut, je m’en vais vous lire un peu moi aussi !

  8. Oh oui, très réussi aussi et si différent de Nathalie. Subjuguée ! En un texte faire passer tout cela… ce mystère-là. On avance, on avance, on ne se perd pas, on reste collé au texte et à eux deux avec des phrases simples et limides ressurgies du temps de l’enfance. Merci, Françoise.

    • Oh merci Anne pour ce regard si doux…
      en fait je crois davantage à la musique des mots, aux méandres des phrases qu’on déroule comme ceux d’un fleuve qui traverse un paysage qu’à leur complexité. La difficulté est de trouver suffisamment de fluidité pour pouvoir naviguer…
      Merci encore…

  9. pour tenter de remonter dans le bateau…
    lire et admirer l’écriture, ce que vous avez fait de cette relation qui est universelle et toujours différente (oui la musique des mots et le poignet qui les mène)

    • Hello chère Brigitte, très honorée de votre lecture et de ce retour…
      je suis très sensible à vos mots et vous le savez bien…
      Oui, j’aimerais prolonger ce texte, le nourrir, l’augmenter, parce que je sens bien tout ce qu’il y a là comme matière.
      Un de mes chantiers futurs sans doute…
      En attendant de lire votre création