les murs ont la vie dure

Je n’y connais rien en murs. Si je devais en décrire un, je dirais c’est un mur. Voilà. Un mur en pierre, peut-être, ça je pourrais le dire. Ou un mur de briques si les briques étaient apparentes. Le problème, c’est qu’elles le sont rarement ou alors à Toulouse. Sinon, elles sont recouvertes d’un crépi. Alors, comment savoir à quel mur on a affaire. C’est au pied du mur qu’on voit le maçon. Je n’en suis pas un. Je suis capable de confondre pisé et crépi. La chaux, peut-être, je saurais dire, mais ça sortirait de la consigne si je parlais de chaux, par exemple celle où est prise une mouche morte, un jour à trois heures vingt à Neauphle-le-Château car cette chaux enduisait le mur intérieur de la remise. Comment était le mur extérieur? Je n’en sais rien. Cette remise était une extension de la grande maison, sans doute beaucoup plus récente. Mais que dit la chaux, à l’intérieur, sur la constitution du mur lui-même et sur ce qu’il est de l’autre côté, sur sa face que l’on ne voit que du dehors? Pour moi, qui ne suis pas maçon, ça ne dit rien. Même pas pas grand chose, rien, rien de rien.
Pourtant, il faut bien faire le mur. Avec des mots.
C’est la consigne, et la consigne, c’est la consigne:
Décrire un mur qui ne nous appartient pas. Un mur extérieur, un mur qui est LÀ, qui s’impose à nous. Un mur posé comme une chaise sur une terrasse qu’on aurait aperçue en arrivant en train dans une ville inconnue, qu’on aurait aperçue par-dessus le mur, puisque la voie ferrée est en surplomb par rapport au lotissement où la chaise était posée sur la terrasse, sans rien d’autre à côté, peut-être un ballon qui trainait ou un tournevis dont on aurait pu se demander ce qu’il faisait là, sur la terrasse, près de la chaise mais on ne l’a pas vu depuis le train, alors on ne s’est pas posé de questions. De même, pour la chaise aperçue par-dessus le mur, on ne s’est pas posé de question. C’est à peine si on l’a vue. Le mur était comme une ligne qui séparait la ville de la voie ferrée. Chaque maison du lotissement a son mur, au fond du jardin, côté voie ferrée. Tous ces murs alignés font une ligne parallèle au monticule sur lequel passent les trains. Certains sont un peu plus hauts que d’autres, certains percés d’une porte condamnée, mais tous participent à la ligne Maginot de la ville qui paraît ainsi se défendre des trains qui pourtant ne font que la longer pour aller vers une autre ville, plus grande, où la gare existe encore.
À 4291 km de Neauphle-le-Château, j’ai vu un mur devant lequel je suis resté longtemps. Je ne suis pas maçon mais j’ai vu qu’il avait protégé et souffert. L’intérieur et l’extérieur ont séparé deux mondes en guerre, il y a de cela près de trente ans. C’est solide un mur, ça arrête les balles. Les impacts étaient nombreux sur toute la hauteur. Par endroits, ça faisait comme une ligne de pointillés, rafales de fusil automatique. À d’autres, il y avait juste un impact, balle perdue, comme les autres. Tant qu’elles finissent dans le mur, les balles, plutôt que dans un genou, une nuque, un abdomen, ou entre les deux yeux comme dans les films américains, elles sont perdues, elles ne feront plus de mal à une mouche. Les mouches sont-elles tuées par les balles? Il sembleraient que les balles les attirent au contraire, les chairs qu’elles ont détruites en les perforant. C’est incroyable ce qu’il y a comme mouches là où les hommes se tuent. Devant ce mur, il y en a eu beaucoup des mouches. Pas quand j’y étais, mais quand il a été grêlé, lézardé, perforé, qu’il marquait la limite entre deux mondes, entre les vies et les morts. On peut même dire où les mouches étaient les plus nombreuses, à peu de choses près. Il suffit d’imaginer l’endroit, au bout du mur où les cadavres étaient entassés en attente d’être évacués vers une fosse qu’on remplissait de chaux avant de la recouvrir de terre au bulldozer. Quand on regarde le mur, on voit très bien où le peloton d’exécution a sévi. Les impacts de balles sont concentrées sur une largeur de trois mètres et sur une bande d’un mètre cinquante à deux mètres du sol environ, sur le coin gauche de la maison, avec quelques éclats plus bas, à hauteur de bassin (disons 90 cm-1m). Les balles ont creusé serrées dans le mur. La proximité des impacts marque le mur d’un rectangle en dégradé de noir. Une toile de Soulages peinte à la Kalach. C’est au-dessus de ce rectangle sombre espace-cible où des balles ont haché le mur après avoir traversé des corps que sont visibles les cicatrices les plus profondes. À hauteur du deuxième étage, un trou d’obus d’un diamètre d’environ deux mètres a été rebouché. Dans l’irrégulier trou d’obus, des parpaings font un jeu d’emboîtement d’enfant, le carré et le rond qui ne s’accordent pas. Au centre du trou, des lignes horizontales et verticales (ou à peu près) marquent l’empilement et l’alignement des parpaings. Du ciment mélangé à des pierres a été jeté dans les coins pour que le carré de parpaing jointe à ce qu’il restait de mur. Je me suis demandé pourquoi ce trou a été ainsi réparé, laissant une cicatrice inutile et boursouflée sur un mur contre lequel du sang a coulé.

Mais je ne suis pas maçon

Et il fallait sans doute que le mur dure au-delà de la guerre, bien après les vies qu’il avait abritées puis offertes aux balles.

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