Les simples

Celle qui pose devant la façade en pierre pour la photo de mariage de sa fille, l’épaule collée contre son gendre, arborant sabots, tablier sale, pommettes saillantes, sourire en coin – la même qui, sur une autre photo, peu de temps avant sa mort, fixera l’objectif d’un air espiègle, s’agrippant à son sac comme à son secret de famille ;

celle qui cache sa jambe plus courte sous sa robe de mariée, tout près de l’homme trapu qu’elle appelait Joachim – figure du père dansant sur un pied, ne sachant s’il doit entrer ou sortir du cadre ;

celle qui était servante en 43 dans le domaine où son mari exerçait la profession de jardinier (pourquoi n’était-il pas à la guerre?) ;

celle qui eut « quinze enfants  et quatre pertes » avec un homme qu’elle disait détester mais qu’elle érigea au rang de héros après sa mort ;

celle qui travaillait à Paris et envoyait de l’argent à sa mère ; celle qui fut l’aînée des quinze et prit ses jambes à son cou, s’entichant d’un homme d’affaire qui vivait dans le sud et cachait, parait-il, des liasses de billets sous son tapis ;

celle qui semait des bonbons au milieu du salon et riait en voyant ses petits enfants se jeter dessus ; celle qui nous trimbalait dans sa Renault 19 grise ; celle qui nous donnait des vêtements trop larges imbibés d’une odeur de lessive ;

celle qui fumait des gitanes maïs et qu’on appelait la fée, qui s’arrachait les cheveux sans s’en rendre compte, qui regardait les voitures passer devant chez elle, qui avait de la moustache et du poil au menton ;

celle qui nous offrait des « couilles de sel », sortes de grigris censés nous protéger ; celle qui soignait les verrues et les brûlures ;

celle qui arpentait le dortoir avec un grand chien blanc; celle qui imbibait d’eau fraîche un gant de toilette et le déposait sur mon front brûlant ; celle qui badigeonnait ma poitrine d’une pommade aux odeurs de menthe ;

celle qui ressemblait à Marguerite Duras – buvait comme elle, n’écrivait pas ;

celle qui a peur des noirs, des microbes et des orages ; celle qui brûle des cierges dans les églises ;

celle qui me glaçait le sang avec ses yeux trop bleus ; celle qui récurait sa maison à l’eau de javel ; celle qui passa son permis dix fois de suite sans jamais l’obtenir ; celle qui partait travailler en vélo alors que ses fils trafiquaient des scooters dans son garage ; celle qui fit le guet pendant qu’on volait une mobylette ; celle qui visita son enfant au parloir ;

celle qui ne sut le rattraper avant qu’il ne traverse la route ;

celle qui voyait son mari retourner la table, et fut surprise, un jour, dans la voiture d’un inconnu ; celle qui fit l’amour à seize ans avec un gars de trente deux qui se suicida quelques semaines plus tard ; celle qui se tailladait les veines devant la prof d’arts plastiques ; celle qui a vu un œuf ensanglanté glisser entre ses jambes ; celle qui ne veut pas avoir d’enfant ; celle qui, chaque jour, doit satisfaire son homme ; celle qui ne fait plus l’amour avec personne ; celle qui pleure quand on la pénètre ; celle qui fume à sa fenêtre…

Plus coriaces sont les racines qui s’abreuvent de larmes et de fous rires. Celle qui germe dans les brèches de l’Histoire, hérite des vertus des simples médecines.

A propos de Franck Laisné

À 10 ans j'ai rêvé de devenir écrivain, à 30 je suis devenu acteur. Je noircis des carnets où je passe mon temps à me plaindre tout en nourrissant vaguement l'idée d'en faire un autodafé. J'aime les villes du nord à priori sans charme où les autochtones n'ont d'autres choix que de rire d'eux mêmes. J'aime mon prénom, pas mon nom de famille. Je préfère la bière au vin, le salé au sucré, l'amer à l'acide, le silence à la connerie. J'ai de la suite dans les idées, comme on dit, mais je suis fainéant. Je n'ai pas peur du vide ni de l'ennui, bien que beaucoup d'autres choses m'effrayent : les fascistes, le nucléaire, le patriarcat, l'intolérance, la bureaucratie, la police et les araignées.

2 commentaires à propos de “Les simples”

  1. celles qui furent toutes différentes, toutes pleines d’elles, toutes nécessaires et une façon de les faire revivre jusqu’à croire les connaître