#P3 | Manger des côtes d’agneau ou séduire sa belle famille et spécialement son beau-père

Pour accompagner la cueillette du jour le mieux ce sont les côtes d’agneau grillées au feu de bois. En 1, éveiller les papilles avec de la salade et l’acidité de la vinaigrette. On salive. le palais est prêt. En 2, pendant que les côtes d’agneau finissent de griller sur le feu de bois, on peut se servir de légumes. Le fumet de la viande grillée rend gai, à moins que ce ne soit le vin… Les exhalaisons de la grillade. De la graisse coule sur les braises. Un cri de fumée, un son chuintant comme de l’eau sur le feu. Mais la graisse n’éteint pas le feu, elle l’avive. Nous sommes en arrêt. Dès que les braises se mettent à feuler, quelqu’un bondit vers le feu pour éviter que les flammes ne se propagent et ne carbonisent la viande. Un silence se fait, tous les regards sont aux aguets vers l’âtre, suspendus au geste du rôtisseur du dimanche qui sauvera notre exquise pitance des flammes oranges et rugissantes, rapides. Quand les côtes ont suffisamment cuit, on les décharge dans un plat, sans ménagement. Elles dégringolent avec un tintement sourd dans le plat en terre ou en porcelaine. Les voilà qui arrivent ! rutilantes. On en a d’abord deux chacun, et on sait déjà que ce sera trop juste et qu’on en voudra encore. Les rythmes cardiaques s’accélèrent, des rires et des louanges à la viande sont lancées vers le lustre en fer forgé du grand-père. On sale et on poivre à l’envi. Et en 3, planter la fourchette dans la chair et attaquer avec la scie du couteau pointu en tâchant de ne pas courber le haut de son dos sur son assiette et de ne pas découper sa viande comme une forcenée non nourrie depuis trois jours. On porte la fourchette à sa bouche, on enfourne et c’est parti : La langue tressaute à l’attaque du sel. La langue lèche la viande, à l’intérieur même de la bouche. Quelque chose s’ouvre sous le diaphragme. Un soulagement, enfin. Tout de suite on aspire un peu de jus mêlé aux sucs acrylamidés. On déglutit et le plaisir tapisse l’arrière-gorge puis l’œsophage. On avale. Les dents attaquent de resec. Duel entre la langue et les dents. Lécher puis mâcher, mâcher et mâcher. Faire durer le plaisir. Ne pas avaler trop vite. Mais trop tard la viande descend dans le gosier. Pas le temps de sentir ce que ça fait en bas, on sait juste que ça descend mais en bas c’est loin. On attaque direct la deuxième fourchée. Le duel se poursuit. Dents, langue, dents, attention ça part vers le fond, alors on ramène un peu mais c’est irrésistible on ne peut s’empêcher de l’envoyer à nouveau dans la gorge, c’est sa faute, la gorge, c’est elle qui est pressée. Sommée par l’estomac de lui envoyer quelque chose d’autre que de stupides feuilles de salade. La gorge. Engloutir elle veut. Déglutir. Engloutir. Déglutir. Engloutir. Le plus possible. Le plus vite possible. Et émettre des sons. Des petits sons de plaisir. Et des sons liquides de langue et de gencives, des sons martelés de dents contre les dents, des sons démultipliés. Parfois des morceaux parviennent intactes dans la gorge, non mâchés, et là c’est le tube œsophagien qui est pas d’accord. Attention aux fausses routes. Calme. Rappel à l’ordre. On se grandit, on se redresse un peu. On découvre que nous ne sommes pas seule, nous avions oublié, d’autres sont là aussi. C’est l’occasion d’entretenir le rituel social. A ce moment, il est d’usage de lever son regard de l’assiette et de le porter vers les autres convives, de voir un peu ce qui se raconte et pourquoi pas d’y participer, d’essuyer sa bouche avant si on y pense, et de se désaltérer. Si on boit dans des verres en cristal ou qu’on connaît peu les autres convives ou qu’on a peu d’accointance avec eux, c’est quand même bien d’essuyer sa bouche avant de boire et d’éviter les phases qui suivent. Les traces de graisses mélangées au sel et aux microscopiques grumeaux de chair et autres grains de poivre sur le rebord du verre, c’est moyen. Mais si on n’y pense pas, tant pis. On peut empoigner son verre et boire une gorgée de vin comme on boirait de l’eau, tintement de verre, les dents cognent, puis éclater de rire en ayant à peine dégluti, rire à la manière d’un phoque. Il est temps d’attaquer la troisième fourchée sans perdre une seconde. Si on est déjà enivrée on la dévorera en poussant gémissements et soupirs de plaisir. Et si on est en bonne compagnie, chacun s’en amusera et fera peut-être de même, à moins que ce ne soit eux qui vous ait entraînée. La viande a quasi disparu de la petite côte du malheureux petit mouton. C’est là le moment privilégié, le moment adulé : Prendre la côte dans les mains, entre ses doigts. Sentir la graisse sur peau. La porter à sa bouche et délicieusement commencer à rogner, déchiqueter. Attaquer d’abord les morceaux qui restent encore visibles et évidents, les morceaux un tant soit peu consistants. Quand on est excitée, on fait des mouvements de tête bien secs et un rien brutaux pour dégager les bouts de chair, à la manière d’un chien. Puis fureter du côté des jointures, les chairs disposées en lignes le long de l’os, et aller chercher dans les angles de la tête de l’os. Récupérer tout ce qui est possible avec les dents devenues folles, avides, forcenées. Elles grattent, gratouillent, chopent en petits pincements secs et très rapides. Les dents caquètent, la mâchoire tremblote, bien entraînée elle râpe l’os, ronge les cartilages, déchiquètent les tendons, et la langue bombée vers le palais, la bouche aspire tout ce qui reste à avaler. Manger.