MONTAGE/2

C’est le premier qu’on voit. Grimpé sur l’échelle. Haut. Tout le corps hissé, les pieds calés dans les barreaux pour tenir l’équilibre; un rouleau de gélatine serré entre les cuisses, et le gaffeur argent en bracelet. Les mains agrippées à rien, des mains de forçat avec des bouts de gaffeur prédécoupés collés aux pouces, tendues vers la découpe. L’autre en dessous qui s’approche, porte une caisse, charivari de métal ( boulons, clous, semences, visses,  papillons ?) Pose la caisse;glisse sous l’échelle; ouvre les bras, s’accroche aux barreaux en posture de Vitruve. — Pourquoi que t’as pas mis ton harnais ? — On va pas s’attacher chaque fois qu’on grimpe pour régler un projo.

Au lointain les cinq en sweats noirs qui font la chaine de cours à jardin (donc de droite à gauche en regardant la scène). Des châssis hauts comme des murs graciles, avec ce léger ballant, cet effet de voile quand on les soulève, glissent de poignes en poignes. Passent juste sous la toise, frôlent la passerelle, et s’alignent au mur du fond (un palimpseste de noirs, d’annotations à la craie, d’éraflures, de graffiti, et cette phrase qu’on a oublié d’effacer après la dernière : « È strano! Cessarono gli spasimi del colore… » une Traviata, avec le mur entier comme « ultima scena » ) une histoire de théâtre à lui seul ce mur.  

Sur la droite — à cour donc  — mais plus à la face face, les deux qui sont penchés sur un ventilateur grand comme un moteur d’avion. L’hélice muselée dans le cylindre — Ça souffle, t’ imagines même pas mais là c’est cassé. L’hélice immobile dans le cylindre d’or, une patine or , comme le cadre qui enserre la cage de scène, comme les moulures des balcons, comme la montagne de pièces factices dans la panière que l’accessoiriste dépose au bord du plateau . — Un pétard mouillé votre truc ! Le cintrier vu de dessous ça lui fait une sacrée mâchoire, barbe et tignasse hirsutes, comme un masque de bouc accroché pour faire peur. — De quoi tu te mêles là haut? Le cintrier, penché au garde corps. Coupé des autres. Suspendu dans la cage de scène. Qui attend. — La 50 c’est quand que vous l’équipez ?

Et ce bruit. Soudain ces étincelles, cette odeur de chauffe. Un qui usine une trappe au théâtre. Tête à ras de plancher, qu’on dirait coupée net. Crête de cheveux décolorés et tatouages arachnéens, le front et le cou, d’où le surnom. — Marchez pas sur la tête de l’Araignée. L’Araignée qui prend la scie pour une Gibson, la fait hurler en mâchonnant un clou ou bien c’est son piercing qu’il roule au bout de sa langue.

Et cette effraction de lumière au lointain jardin, la porte des coulisses qu’on ouvre, une balle de tulles aériens qui entre, un remuement de linge posé sur des jambes très longues des jambes qui trottent dans les bottines. — Il faut que j’aille accrocher les jupons dans les loges, dit la voix. Visage et bouche disparus sous la gaze — des boucles blondes survolent l’écume de linge. La scie, le charriot qu’on pousse, les coups de marteau, les voix — tout s’interrompt. Silence. Tant d’yeux qu’on ne soupçonnait pas qui se figent. Fixent l’ange qui passe. Quelques secondes et c’est un cri : Garez vous ! Un châssis louvoie. Pour impressionner ils soufflent un châssis qui tombe de sa hauteur. S’affale. Un brusque mouvement d’air qui ébouriffe les plumes de linge et les boucles. Cette gerbe de poussière pailletée. — T’as pas eu peur au moins? Mais c’est passé. Le temps d’une traversée. Effacé. 

A propos de Nathalie Holt

Rêve de peinture. Quarante ans de scénographie plus loin, écrit pour lire et ne photographie pas que son lit.

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