nos 27 septembre

27 septembre 1982
Levée avant même le soleil. Silence tout particulier— un de ces silences de lendemain de réveillon. Pourtant nous étions le 27 septembre. J’ai tiré les rideaux. L’ombre du sapin sous la lumière terne du réverbère dans un ciel sans lune s’appuyait contre la fenêtre. Je n’avais pas besoin pour sortir de la nuit qu’elle tire sa couverture du ciel, j’étais déjà dans ma tête six heures plus tard. Ce serait à mon tour d’assurer le déjeuner-conférence auprès de mes collègues institutionnels. Vérification à deux reprises du sac — mes notes y étaient bien. Vérification de l’ordre des pages. Elles y étaient toutes. Voiture. Autoroute ¬—chaque péage, détour, pont, bretelle répétés tant de fois, c’était comme si j’avais mis le pilote automatique. Parking. Longfellow Hall bâtiment en briques rouges. Les marches, la lourde porte vitrée, le long couloir décoré de tous les personnages célèbres ayant foulé ce sol, je m’arrête devant Nathaniel Hawthorne le dos droit sur sa chaise larges moustaches regard assombri par des sourcils épais. Aucun portrait de femme en noir et blanc exposés, quelques uns en couleur. Dining room. D’autres visages encadrés en noir et blanc le regard fixe, des chandeliers en faux cristal au plafond, une moquette marron aux motifs persans. On ne rentre pas de la même façon dans une pièce selon le rôle que l’on va y tenir. J’y cherche non pas une chaise vide pour prendre place à l’une des tables mais le pupitre sur lequel je pose mes notes avec une sensation envahissante de fragilité comme le serait un verre en cristal posé sur le bord d’une table. Sournoisement le trac s’était immiscé, tapi dans un recoin de ma gorge. Les collègues s’installent devant leur plateau déjeuner—salade composée, pomme de terre en robe des champs regorgeant de crème fraîche, tranche de dinde, tarte aux citrons meringuée, café— Hello…hi… good to see you here…. Tout s’est ensuite passé très vite, presque sans moi, raide, les deux mains appuyées sur le rebord du pupitre, le trac s’étant agrippé avec la réalisation de l’oubli de mes lunettes. Arrivent à moi des bribes de la présentation ¬¬—élogieuse — que fait à mes côtés un collègue les yeux rivés sur un bout de papier tiré de sa poche… jeune chercheuse… autre continent… prometteur… qu’est-ce qu’une préface… Il me regarde avec un sourire appuyé. C’est à moi. Les mots s’élancent, s’enfilent en phrases, je les suis, me glisse dans ma voix, laisse courir le discours ¬ — infusé pendant la nuit. Ils m’écoutent entre deux cliquetis de fourchette. J’entends des applaudissements. Je replie mes notes. Vraiment toujours excellent ce cuisinier, étais-tu là le mois dernier… ah oui sur Douglas Sirk… bravo, tu pourras me passer un roman de cette Na-th’-lie S(a)rraut(e) et dis moi, a-t-elle préfacé Sartre en retour de sa préface ?… Le bourdonnement des voix me renvoie à un autre jour — en plein ét鬬, il faisait chaud et humide, on cherchait l’ombre dans le parc arboré où les gens avaient étalé sur l’herbe des nappes colorées, sorti vaisselle en argent et verres à pieds pour un concert-pique-nique Ils étaient venus « musiquer » ensemble dans un monde autre que celui bien construit de la salle de concert¬— ils en parleraient pendant longtemps, se souviendraient des visages autour de la nappe, du goût fruité du vin, de l’odeur des sapins, des notes cristallines— tout comme ici ils étaient venus « conférencer » ensemble ¬— et se souviendraient des visages autour des tables, du goût boisé de la salade, d’évocations de chemins de vie, de fenêtres sur le monde, de voix parlant pour d’autres voix. Voiture. Route nationale. Les érables avaient mis leur parure rougeoyante et dans les hêtres s’étaient posés des feux follets. De retour dans mon bureau, j’ai trouvé mes lunettes posées sur mon carnet ouvert à la date du 27 entourée en rouge. Je l’ai surlignée en jaune.

27 septembre 1998
Je pousse la porte d’entrée bleue. Grande pièce en carreaux de gironde. Vide. Mes yeux ne savent où se poser, murs lisses, porte du fond vitrée donnant sur un mur en lierre, porte sur la droite fermée. Me voici aujourd’hui propriétaire de cette maison. Je succède à d’autres propriétaires qui eux mêmes ont — c’est une vieille maison à l’origine petit commerce de bouchons de liège passée de génération en génération jusqu’à ce que des étrangers s’y installent pour habitation, mettent des tableaux aux murs, des photos sur les étagères, leur vaisselle dans les placards puis un jour décrochent les tableaux, mettent tout en boîte dans un camion et ferment portes et volets. Je m’assieds sur les marches de l’escalier en bois qui sentent la cire. On m’a dit et même répété que de nos jours, avoir un toit c’était une sécurité, surtout pour les enfants, pour mes enfants qui pensent tout le contraire et m’assènent qu’ils ne veulent pas de ce toit-là. Ils n’y ont laissé traîner aucunes de leurs peluches, n’y ont soufflé aucunes bougies d’anniversaire, décoré de sapin de Noël, accroché de dessins aux murs, planté de graines dans le jardin. Combien de temps pour qu’une maison devienne « maison de famille » ? Quels objets doivent l’habiter et de poussière les recouvrir ? Quelle usure sur le tapis du salon ? Le piano doit-il être désaccordé, le tiroir d’une table de cuisine en bois rempli de clés, d’élastiques entourés autour d’un stylo Bic mâchonné en son bout, de vieilles photos collées les unes aux autres, le matelas du lit tassé en son milieu, les poignées de portes en laiton mal vissées, les pleurs d’un nouveau-né résonner dans la cage d’escalier, le dernier souffle d’un grand-père éteindre sa bougie ? Combien d’il était une fois, de tu verras quand tu seras grand, de lendemains, de biscottes trempées dans un bol de lait, de bouilloires remplies, de disputes, de portes claquées, de je veux partir ? Quelles odeurs pour que ces murs deviennent maison ? Cela me frappait chaque fois que je revenais dans une maison américaine après un long voyage en Europe, j’ouvrais la porte et je disais « ça sent l’Amérique ». Etait-ce le bois des planchers, celui des portes, des odeurs incrustées dans les tapis? J’ai fait le tour des pièces qui pour l’instant n’avaient pas d’attributs. Il y avait la pièce aux murs roses, la pièce rectangulaire, la pièce noire— sans ouverture, avait-elle servi de stockage pour les bouchons — la pièce avec prises d’eau, la pièce avec baignoire—celle-là était nommée d’office salle de bain — la pièce avec évier — ce serait la cuisine, la pièce qui sentait le salpêtre. J’ai ouvert les fenêtres pour créer un courant d’air. Une porte a claqué. Premier cri de la maison accompagné d’un frisson.

27 septembre 2011
Il est un peu après 10 heures du matin, je franchis le portail d’une maison de retraite « Les roses du bassin ». Deux bancs se font face sous une treille rouillée assaillie par des tiges épineuses dépourvues de feuilles. Entre les dalles bancales au sol, l’herbe pousse. Dans l’entrée de l’immeuble ils attendent sur des chaises, lui la main sur la canne, elle le chapelet entre les doigts le regard vide, elle un sac à main avachi sur ses genoux dodelinant de la tête, une autre assoupie dans sa chaise roulante les mains jointes. Ils ne se parlent pas. L’odeur me prend à la gorge, comme du javel rance ou du vinaigre chargé d’ammoniaque. Dans l’ascenseur géant le miroir me rappelle de respirer. La porte s’ouvre sur un couloir au linoleum jaune. Je me colle au mur pour laisser passer une dame trainant des pieds appuyée sur sa canne hochant continuellement la tête comme le font les pigeons en marchant. Me voici devant la porte 205. Je reste la main inerte sur la poignée, tu es là derrière probablement sur ton fauteuil devant la fenêtre ouverte, tu vas du lit au fauteuil au lit attendant que l’on vienne te chercher pour le repas et te ramène pour revenir faire ta ronde du lit au fauteuil au lit au fauteuil toi qui aimais tant les roses et les dahlias de ton jardin peuplé d’abeilles toi dont les doigts de fée transformaient les citrouilles en robes de mariées. Sur les murs de ta chambre tu as accroché la seule photo sauvée des eaux lors de l’inondation de 1977, celle de Jean qui contient toutes les autres de ta vie de femme¬—¬ je te vois encore dans ta maison après la crue. Tu allais et venais comme une toupie entre les murs recouverts de boue sur une hauteur d’un mètre, l’odeur de vase incrustée dans les tapis d’orient, les chaises du salon renversées, cherchant telle un chiot tes chaussures, des bibelots, une chaise, te lamentant sur le limon qui recouvrait tes fleurs. Perdre dans les flots une broche en or que ta mère t’avait donnée, ce n’est rien disais-tu tant qu’il te reste les visages qui t’ont accompagnée pour les dessiner dans les nuages poussés par le vent depuis ton fauteuil devant la fenêtre où tu rêves, dors, attends. Je viens te voir et tu me parles de tous ces noms que je n’ai pas connus, que j’oublie après chaque visite. Tu me dis que vieillir c’est comme redevenir nouveau-né à la différence que personne ne te prend dans les bras pour te bercer, ne projette sur toi un avenir radieux, que tes mains noueuses ne peuvent plus rien tenir, que tes pieds sont trop déformés pour se chausser. Je vais rentrer dans ta chambre, en ressortir peu de temps après, je dois courir je suis déjà en retard — prendre la voiture, soupirer dans les embouteillages, patienter au feu une oreille distraite sur la radio puis qui se tend vers une voix défaite — ils ont sauté dans le vide depuis les planchers en feu, il était cuisinier dans l’une des deux tours, portait toujours une casquette, elle venait du Mexique et faisait cuire le pain, cassait les œufs pour les omelettes en chantant ¬des airs de chez elle quand la terrible explosion a enterré sa voix sous les éclats de verre. Qui écrira le nom des sans papiers sur le mémorial—. Il faut faire vite, me garer, sonner à la grille du concierge à cause du plan vigipirate, monter quatre à quatre les deux étages poursuivie par les images de la radio. Je salue les élèves, pose mon cours sur le bureau. Ils sont jeunes, ils ont soif d’histoires. J’oublie l’odeur de javel rance, l’odeur de brûlé. Où est le 27 septembre alors qu’elle chantait encore? Où est le 27 septembre alors que tu me tenais par la main pour me faire traverser la rue ?

A propos de Françoise Anouk Sullivan

Avant: USA-France. Prof littérature — Maintenant: il doit bien y avoir un lien entre ma passion pour l'aviron, sa pratique et mon désir d'écriture.— Après ...