#P10 Les mots qu’elle trouvera

#P 10

Les mots qu’elle avait trouvés, l’amie… Qu’elle ne dira jamais à personne, tu vas pouvoir les inventer, c’est ce qu’il faudrait, les inventer, la seule chose dont tu es sûre c’est qu’ils avaient été prononcés, qu’elle avait trouvé les mots qu’il fallait pour que la mère de Marie-Jeanne quitte la robe tachée, accepte l’intervention de Miette, les mots justes quand son corps à elle n’a pas de langage propre, pas de bras, ou si raides dans l’inaction, pendants le long du corps, hors d’usage à cause d’une rigidité dans le maintien de ce qu’on lui avait inculqué chez les sœurs et dans le corps en face c’est même rigidité, vivants l’un et l’autre dans le carcan de la bienséance, dans la latitude réduite de ce qui se fait, laissant au dehors de soi, pour les autres ce qui ne se fait pas et la honte que cela ferait à l’intérieur on ne saurait trop dire où d’avoir mal agi fait ce qui ne se fait pas hurler crier se jeter à terre rester avec sur soi des habits sales souillés du sang de sa fille la douleur dans le corps en face a explosé le corset de l’éducation non elle ne s’est pas servie de ses bras de ses mains pour enlacer l’amie en face apaiser son corps abîmé elle a préféré garder distance alors que crois-tu qu’elle ait fait tu en as une idée elle a dû parler se servir du langage parler parler parler encore avec les bras le long du corps les mains à se joindre et c’est pour supplier, il faut que tu m’écoutes tu ne peux pas rester comme cela demain les gens viendront faire visite rendre un dernier hommage à ta petite-fille elle n’aimerait pas te voir comme cela sois raisonnable laisse Miette te laver elle va s’occuper de toi, de sa voix posée d’institutrice parler et raisonner tenter de rendre raisonnable comme elle a toujours su le faire avec les élèves son mari ses enfants un jour ses petits-enfants à part à moi, pourquoi ne t’a-t-elle pas parlé à toi, enfin au début elle a dû le faire, puisque c’est elle qui m’a appris à lire et à compter, à calculer aussi, parce qu’elle n’avait pas besoin de le faire, elle ne faisait que des choses utiles parant au plus pressé toute sa vie, pourquoi aurait-elle raisonné une enfant sage qu’aurait-elle bien pu ajouter d’utile, d’un tempérament à aller d’emblée là où on avait besoin d’elle, préoccupée de ses autres petits-enfants, tu as dû en garder une certaine jalousie peut-être, tout comme ses propres enfants réveillés en pleine nuit et leur mère les laissant aussitôt pour courir là où le devoir l’appelait avec des bras qui ne possédaient pas le pouvoir de cajoler d’enlacer de contenir partant avec ces bras-là pour consoler d’autres chagrins bien plus graves elle dira est-ce qu’elle le dira on peut se le demander c’est d’instinct que les petits sentent qu’ils ne peuvent pas rivaliser avec le drame de la maman de Marie-Jeanne ainsi donc le drame a ce pouvoir magique de faire venir Maman en pleine nuit malgré les pleurs de petit dernier que la cloche de l’entrée agitée sans discontinuer par Miette a effrayé elle ne se retourne pas attrape sa veste au porte-manteau derrière l’escalier où ils sont venus voir qui était à la porte au bout du couloir sombre elle ne se retourne pas n’entend plus les pleurs du bébé elle sort en claquant la porte derrière elle et le bruit de la porte de la boîte aux lettres qui précède de très peu  le grincement de la grille et puis c’est les pleurs du bébé dans le silence de la maison venez vite Madame c’est pour la femme du docteur ils avaient entendu il a juste dit qu’il fallait venir et ils avaient senti dans l’air ce qui flottait faisait battre le cœur plus vite la peur mais pas vraiment comme la peur des bombes qui pouvaient faire exploser leur maison et à chaque fois dans le bruit des V1 au-dessus de leur tête tout le temps  s’imaginer morts ou écrasés par des pierres et des briques un peu comme l’avait été la maison des Frankinet toute soufflée et pourtant pas en paille comme celle des petits cochons, avec son pan de mur qui était resté debout et visible l’endroit où le lavabo y avait été accroché, chaque fois qu’ils remontaient la rue leurs yeux médusés fixés à cet endroit précis qui gardait  trace de ce qui s’y faisait avant un endroit précis où avant on se lavait et maintenant exposé à l’air à la vue de tous ce mur d’un lieu intime, mais cette nuit-là ce n’était pas une peur pour eux, pour leur maison, non, ce qui flottait dans l’air c’était une peur pour les autres, ce quelque chose qui était arrivé et qui était grave pour les autres qui ne changerait rien chez eux dans leur famille et dont on aurait voulu savoir de quoi il s’agissait, une curiosité excitante pour le secret, retournez vous coucher ce n’est pas pour vous ce sont des histoires de grandes personnes, tout cela portait un nom et c’était le drame et c’est ainsi que le goût leur en était venu, à chacun d’eux réveillés au milieu de cette nuit-là et pour longtemps, le drame, et comment en faire le récit et le transmettre ce serait leur façon de se l’approprier, jusqu’à elle qui écrit le drame pour l’apprivoiser.

A propos de Anne Dejardin

Projet en cours "Le nom qu'on leur a donné..." Résidences secondaires d'une station balnéaire de la Manche. Sur le blog L'impermanence des traces. https://annedejardin.com. Né ici à partir de l'atelier de François, Photographies. Et les prolongations avec un texte pour chaque nom qui dévoile un bout de leur histoire. Avec audios et vidéos, parce que des auteurs ou comédiens ont accepté de lire ces textes, l'énergie que donnent leurs voix. Merci. Sur Youtube : https://www.youtube.com/channel/UC71EVLVR9RIVzTojzdI8yfg

3 commentaires à propos de “#P10 Les mots qu’elle trouvera”

  1. Terrible et enivrant… le récit propulse à toute allure, d’abord l’évocation de l’indicible, tous ces mots pour dire la crampe insupportable, la fermeture du corps, et enfin l’explosion, la précision, donne des frissons, j’ai adoré ceci : « et à chaque fois dans le bruit des V1 au-dessus de leur tête tout le temps s’imaginer morts ou écrasés par des pierres et des briques un peu comme l’avait été la maison des Frankinet toute soufflée et pourtant pas en paille comme celle des petits cochons, avec son pan de mur qui était resté debout et visible l’endroit où le lavabo y avait été accroché, chaque fois qu’ils remontaient la rue leurs yeux médusés fixés à cet endroit précis qui gardait trace de ce qui s’y faisait avant un endroit précis où avant on se lavait et maintenant exposé à l’air à la vue de tous ce mur d’un lieu intime… »
    Fourrage, remue………..

  2. Ce sont des histoires de grandes personnes qui cachent aux enfants tout ce que vous avez écrit dans ce texte, les pleurs, les drames, etc.

    Une très belle écriture pour raconter tout cela, merci Anne.