#P12 | gens de Porto, suite

23 – En sortant de la Sé, Peter et Frances Adams, avant de descendre la calçada, s’avancent sur la terrasse pour regarder les toits de la ville, Peter se retourne, admire l’accord entre la grande croix baroque – il doit y avoir un autre nom mais il ne le connait pas et s’en moque bien – et la rude solennité de la cathédrale, abstraction faite du portail dix-huitième qui, lui, est incontestablement baroque, mais Frances ne lui laisse pas le temps de cette diversion et, les yeux fixés sur rien, le vague, dans la direction du fleuve, reprend la dispute interrompue en entrant dans l’église – 24 – Rua de Mota Pinto, au bas de la tour qu’il habite, Francisco, assis sur une bande de ciment, en bas du petit talus de gazon qui descend de la plateforme des immeubles vers le trottoir, la chaussée, l’autre trottoir…, regarde face à lui le trottoir, le talus, la tour d’en face, il attend, et comme il atteint l’âge de raison il commence à se douter que rien ne se passera, ne viendra, sauf le soir. – 25 – A l’arrière d’une ambulance qui roule paisiblement rua de Vale Formoso, Ana tente de plaisanter, de faire admettre qu’elle n’a rien, que ce n’est pas grave, qu’elle veut juste rentrer chez elle, qu’elle a un tas de trucs à faire ; l’ambulancier – il n’est pas beau, il est trop vieux, et trop gros, il doit se laisser aller, mais bon il a un sourire chaud – lui répond en se moquant un peu d’elle, dit quelle est jeune et forte, que c’est vrai, ça se voit, lui demande ce qu’elle peut bien avoir à faire de si important, et ce satané Jorge, son fils, cette brute imbécile, ricane et répond « rien, elle ne fait jamais rien » ; elle se rallonge, se recroqueville comme si elle avait peur, l’ambulancier pose sa main sur son bras, regarde Jorge, elle jubile, mais cela ne dure pas, Jorge montre un papier tiré de la chemise de carton qu’il tient sur ses genoux, il chuchote quelque chose, tout le monde se tait ; elle se met à chanter. – 26 – Accoudée à la balustrade rouillée de son balcon, la vieille Sra Fonseca regarde sa petite fille sur le trottoir d’en face – ses cuisses et gros mollets bien moulés dans un legging gris (la vieille se délecte de sa connaissance du mot, faute d’apprécier vraiment la chose, mais bon ce n’est pas grave), volontairement, certainement volontairement, fendu sur le genou droit, bracelet de cuir et baskets rouges, une inscription blanche qu’elle ne comprend pas sur le large tee-shirt noir, – qui, en marchant, tourne la tête vers le miroir remplaçant la vitrine d’une boutique abandonnée pour admirer l’effet de ses longs cheveux violets ; elle imagine l’épais cerne de fard autour des yeux et les ongles peints en noir (ou en violet?) et laisse monter dans son sourire toute la tendresse qu’elle va devoir dissimuler dans quelques minutes. – 27 – Nélia choisit sur l’étendage une nappe à carreaux mauves et blancs qu’elle juge sèche ou à peu près, la décroche, dégarnit un peu plus la masse multicolore qui se déverse de son balcon presque jusqu’à toucher la tête des passants (surtout s’ils sont touristes nordiques) en enlevant, pliant une combinaison de fin coton bleu pâle à fleurs noires et se penche pour bien étaler, devant une serviette de bain blanche et orange, un chemisier en dentelle rouge sombre, se penche encore d’avantage, hèle son fainéant de mari attablé avec ses amis, devant le bar, juste sous elle, le traite d’un mot malsonnant ; Miguel rit et tape sur l’épaule de l’apostrophé en lui disant « tu vois comme elle te traite », à quoi elle répond « ce n’est pas vrai peut-être ? », ce qui déclenche des rires approbateurs, et ajoute « c’est l’heure, tu n’oublies pas que tu as ta fille à… » « aller chercher, oui j’y vais ». Quand il est parti, au moment où elle va rentrer dans l’appartement, Gonçalo, sa tête renversée en arrière, sans forcer la voix, lui envoie : « hé ma fille, tu ne devrais pas lui parler comme ça, tu lui fait honte devant les autres » « bah ! devant vous il aime ça, c’est un jeu… je le respecte tu sais bien ». – 28 – Sur le tablier le plus bas du Ponte Luis 1, quatre gamins croisent des touristes, une famille, deux jeunes hommes portant des appareils photo impressionnants, à très grand nez comme dit Martim, ils pressent le pas tout en regardant, ne peuvent faire autrement, le fleuve, pressés d’arriver au rendez-vous avec leur professeur d’histoire pour une visite au Musée da Cidade, sauf Vicente qui, quelques pas devant les autres, avance les yeux levés, fasciné par les deux énormes piles qui portent la savante construction de métal. – 29 – Boutiques, bars et restaurants sont fermés en cette fin d’après-midi dominical sur le Cais de Ribera, mais dans sa toute petite boutique à côté d’un passage vouté, Julio Veloso s’est réfugié, fuyant les discours pontifiants de son beau-frère, les réactions des femmes, les phrases acerbes de l’ainé de ses neveux – cheveux longs et idées de gauche comme le dit avec mépris son père – le débat politique qui s’est engagé rituellement à la fin du déjeuner dominical, faute de pouvoir somnoler benoîtement, malgré tout, comme son beau-père – Maria veillait et a saisi la pipe au moment où les lèvres la laissaient tomber – et se refusant à accompagner ce cher idiot de João qui a embarqué dans sa voiture la partie la plus tonique de la marmaille pour une longue promenade ; il a sorti du tiroir fermé un cahier, qu’il a posé sur son comptoir, s’est relu un peu pour retrouver son univers et, dos aux rangées de bouteilles d’huile, face à la grille qui laisse passer la lumière déclinante du jour – il vient de s’en apercevoir, il attend encore un moment avant de se décider à partir ou à allumer le globe qui dénoncera sa présence – lentement, en bataille silencieuse, il écrit des poèmes (trois seulement à vrai dire, il n’est pas arrivé à chasser complètement la petite rage qui tout à l’heure l’a poussé à partir) – 30 – Le soleil de quinze heures frappe rudement les dalles du Cais de Estiva, suivant ou trainant leurs ombres des passants se croisent avec la nonchalance d’un jour de repos, une famille se dirige, yeux éblouis par le fleuve, vers la station de bateaux-taxis… longues coques sombres dont la proue et la poupe relevées sont peintes en jaune, mâts portant une guirlande de petits fanions. – 31 – Dans la montée de la rua da Reboleira, deux cantonniers, gilets et jambières jaunes à bandes réfléchissantes, comme partout ou presque, sur leur uniforme vert, se sont collés, avec leurs poubelles sur roues, contre les façades, pour laisser passer une camionnette, pour la dixième fois depuis qu’ils ont attaqué cette rue. David agite son gant rouge pour protester ou saluer, pendant que quelques mètres plus bas Amadou, flegmatiquement penché en avant comme pour couver sa boite gris clair, continue de raconter sa soirée de la veille, magnifiée, David en est certain, même s’il n’arrive pas à comprendre toutes les phrases… (Amadou prétend pourtant être celui qui parle le mieux le portugais, au fond c’est peut-être pour ça que moi je ne saisis pas tout se dit-il). – 32 – Devant le Palacio da Bolsa, assise sur un petit muret face au gazon un peu pelé et au monument dominé par Henri le Navigateur qui tend le bras vers les ailleurs, Giulia, arrivée en avance, est plongée, ses épaules caressées par la chaleur du soleil, sur « ill giro dell’oca » d’Erri de Luca, et quand, de temps en temps, elle relève la tête, elle se dit que ce serait bien si le retard de Marc et Julie n’en finissait pas, s’ils avaient renoncé ou simplement oublié… n’a vraiment plus du tout envie d’aller visiter elle ne sait plus quoi. – 33 – Rua de São João Novo, Adriana tente de prendre, au volant de la voiture de son père le virage de la rua do Comércio do Porto, et elle enrage contre lui et l’ostentation vulgaire qui lui a fait choisir, c’est bien de lui, cette voiture trop longue et prétentieuse, contre son frère qui a pris son scooter sans le lui demander, contre le gars dans la voiture qui s’impatiente derrière elle, contre Tiago qui… chic ça passe… non pas contre Tiago, il n’a rien fait, c’est bien ce qu’elle pourrait lui reprocher, il aurait pu venir la chercher. – 34 – Derrière une fenêtre biscornue, au rez-de-chaussée d’un palais largo São João Novo, Manuel regarde, face à lui, en bas de la place qui dégringole jusqu’à elle, le portail de l’église… il se demande si Dieu lui pardonnera son absence, si sa mère aura su lui expliquer que lui Manuel est malade, un peu seulement, ce n’est pas la peine qu’on lui envoie un saint, mais qu’il est petit, qu’il doit obéir, qu’il n’a pas le droit de sortir… et puis si elle va décider, puisqu’il a promis de ne pas quitter son lit (il lui suffira de se recoucher vite), qu’il peut malgré tout prendre une part de tarte après son bouillon de légumes. – 35 – Sur le mur aux fenêtres bouchées par des parpaings, à gauche en montant la rua Francisco da Rocha Suarès, règnent parmi les graffitis divers, dessins sans signification, lettres sans sens (à part Fuck), deux grandes faces de chats, un blanc, un vert, qui vous regardent d’un œil torve et quelqu’un a collé sous le premier une petit affiche mentionnant « street of cats » mais pour le moment, si on excepte ces deux effigies ; on n’y voit pas le moindre matou. – 36 – Jambes allongées devant lui, bras passés par dessus le dossier de son fauteuil, presque allongé, Joaquim se monopolise sur la beauté de la vue depuis la terrasse de ce café passeio das Virtudes, répondant par des onomatopées à ce pauvre Rodrigo qui raconte, revenant en arrière pour préciser un détail, revenir sur un fait oublié ou censuré par discrétion, ses démêlés avec sa femme, son fils, son patron et sans doute quelqu’un ou quelqu’une d’autre… et le Douro là bas, derrière les maisons, le grand platane, la balustrade, dessine une douce courbe. – 37 – Ils prennent leur petite déjeuner, cristal, jus frais, argent, porcelaine, faïences décorées pour les confitures raffinées, dentelle et petit pot de fleur, sur la terrasse de leur chambre au dessus du patio de l’hôtel. Elle sourit sous le charme de l’hôtel, de la lumière sur l’orange sourd des murs, de la confiture de pastèque au citron, de lui aussi sans doute. Elle pose sa main sur l’avant-bras de son mari pour récupérer son regard, elle lui dit « merci » et il choisit de croire qu’elle s’adresse un peu à lui, à leur nuit, mais opte finalement pour l’hôtel et répond « Tu sais, je n’en revenais pas en arrivant, la dernière fois que je l’avais vu ce palais, ce n’est pas si vieux, en 2014 je crois… » « pas si vieux ? J’avais treize ans ! » il lui sourit « la dernière fois c’était une ruine… je n’ai vu bien entendu que la façade sur la rua das Flores, ses belles proportions et déjà cette teinte qu’ils ont respecté, mais toutes les sculptures étaient rongées, s’effritaient, le fronton décoré de la grande porte était soutenu par des étais, j’avais l’impression qu’il attendait sa mort, la fin de la décomposition en cours, j’étais si triste alors, il m’était assorti » « tu étais triste, toi ? » « je ne t’avais pas rencontrée » il reverse du chocolat dans sa tasse, elle se contente de thé qu’elle oublie pour tout regarder, lui, les petits arbres en pot sous eux, la fontaine ancienne… il demande « que veux-tu faire aujourd’hui ? » – 38 – Henrique grimpe la rua Santa Catarina en écoutant un pot-pourri de chansons napolitaines et sourit victorieusement en passant devant l’Academia de Musica por Porto… il n’a pu obtenir d’y aller mais il a trouvé mieux depuis que le vieux Costa, qui a été un grand pianiste il y a si longtemps que même son père ne s’en souvient plus que par oui dire (il est vrai que lui et la musique!), a décidé qu’il était doué et lui donne des cours… ses parents ont bien été obligés de céder, c’est le plus riche locataire de l’immeuble et le plus respecté, mais son père maugrée et a prévenu : dans un an et demi Henrique devra entrer en apprentissage dans l’entreprise de carrelage de son oncle. – 39 – A dix heures, comme tous les matins, à quelques minutes près, Paula entre dans la padaria de la rua do Heroismo, face à la station du métro du même nom, échange quelques mots, les mêmes à quelques détails près que la veille, avec la vendeuse pendant que celle-ci pose dans le sac qu’elle lui a tendu les deux pains habituels, et croise en sortant le même vieil homme qui répond par un grognement à son salut. – 40 – La vieille Rosalina, assise sur le banc qui, à côté de la grille, du grand escalier solennel montant vers l’Igreja do Senhor do Bofim, s’appuie contre le mur de la première des terrasses qui s’élèvent jusqu’à ce cimetière où dort, comme elle veut le dire, son père, regarde ses deux petites filles Isaura (oh ce nom ! toute la prétention de Maria, la mère!) et Lucinda qui jouent à la marelle sur le large trottoir et fusille du regard la femme qui en passant dit que cela fait sale, que ce n’est pas permis. – 41 – Profitant du soleil qui, à cette heure, baigne une grande partie de son jardin, rua de Gomez Freire, Andreia a sorti un paréo, l’a étendu sur l’herbe rare, et maintenant, en maillot, allongée sur le dos, yeux fermés elle boit la lumière de tout son visage, de tout son corps, et qu’importe si le regard des habitants des immeubles de la rua de S. Victor peut plonger sur elle au lieu de regarder le fleuve, plus loin, le spectacle, elle s’en vante, ne doit pas être désagréable et d’ailleurs faute d’avoir mieux, elle aime offrir à autrui, quel qu’il soit, la vision, juste la vision, de tout ce qu’elle possède de beau. C’est pour cela qu’elle a fait grimper sur le mur du jardin du liseron qui, maintenant, danse sur le sommet et redescend orner le haut de ce ciment gris qui est si laid, plus encore d’être si fatigué, usé. – 42 – rua do Doutor Alfredo Magalhães, au dessus de l’immeuble de l’INEM devant lequel attendent deux ambulances jaunes et bleues, une série de motos de tailles et marques diverses sont garées en épi devant la façade violemment et joyeusement coloré du Mercado Brasil Tropical. Sur le trottoir trois ambulanciers pantalon bleu à bandes jaunes sur le côté, tee-shirts blancs portant en bleu les initiales de l’Instituto et la mention « tecnico », fortes carrures, mains dans les poches, jambes un peu écartées, discutent avec José, « technicien d’urgence pré-hospitalier », retour d’intervention, qui se tient les reins en descendant de sa moto, se secoue un instant avant de retirer son casque ; ils refont leur journée et le monde avec une distraction lasse jusqu’au prochain appel. – 43 – Dans la chaleur de l’après-midi, sur le trottoir, à côté de la grille de fonte noire ouverte sur la cour menant au bel immeuble ancien de l’Instituto Medica Hospital Lapa, Carolina attend dans la caresse de l’ombre que l’arbre, par dessus le mur vient poser sur elle, que son mari ai fini de consulter elle ne sait quoi sur son téléphone, tête baissée sur l’appareil si proche de ses yeux qu’il les touche presque ; elle a essayé de l’aider, il tourne violemment la tête en un mouvement de recul chaque fois qu’elle émet un son ou fait un geste, comme pour protéger un misérable petit secret, et, résignée, elle s’agace tout de même de l’incongruité du moment qu’il a choisi.

A propos de Brigitte Célérier

une des légendes du blog au quotidien, nous sommes très honorés de sa présence ici – à suivre notamment, dans sa ville d'Avignon, au moment du festival... voir son blog, s'abonner, commenter : Paumée.