#P8 Tu es beau comme un astre

« Tu es beau comme un astre », dit ta mère en attrapant machinalement le devant de sa robe du dimanche comme elle s’essuierait les mains sur son tablier. Derrière elle, tes deux sœurs pouffent et se bousculent, raidies d’amidon dans leur tenue. Tes frères y sont déjà passés, le grand et l’« attardé », comme disent les voisins qui viennent lui taper dans le dos pour le faire enrager. Tu es beau comme un astre dans ta chemise blanche, ton bermuda monté haut sur la taille, retenu par les épaisses bretelles, grandes chaussettes, chaussures vernies. Tes cheveux blond paille avec la raie sur le côté. Tu esquisses un sourire incertain pour la photographie. Tu as mal aux pieds. Tu aimerais enlever ces godasses et partir pieds nus dans l’herbe mais tu es un bon garçon, tu veux faire plaisir à ta mère. Ta mère, tu la vois ployer au fil des ans. Ployer sur les fourneaux, ployer dans le jardin, ployer au-dessus du lavoir à frotter, à frotter. Ta mère qui ne se plaint. Qui connait sa place.

Tu arraches deux pages de ton cahier de classe, en cachette, dans le couloir, après que tous les autres sont passés en courant. Tu tires bien d’un côté et de l’autre des agrafes pour ne pas que ça se voie. Tu plies soigneusement les feuilles dans la poche de ton pantalon. Tu les ressortiras plus tard, avec un bout de mine pour dessiner. Un arbre, un coin de cour d’école, des personnages qui grimpent.

Tu notes dans ton agenda, chaque jour, tes rendez-vous. Quelques mots à peine. Des indices, écrits petits tout petits d’une écriture penchée minuscule. Tu les écris comme si ta vie n’avait pas d’importance, qu’elle n’était composée que de détails insignifiants. Pourtant tu gardes tes carnets. Ce ne sont que des cailloux semés sur ton passé. Quand tu rouvres ces carnets, un mot suffit, tu te souviens. Ce n’est que pour toi ce chemin de gravillons laissé derrière. Schéma fabrication – équipement réacteur 4000l bât. 1 – vétérinaire – chantier – repas Aramon – Alerte Nicole – triangulation – arrivée Pierre Ponce – départ William 10h04 Marignane – expo – Nicole mordue – réunion archéologie – Sauve – Génolhac – platelage – Beaucaire – conservatoire – solfège – violon – vote – Mitterand 52% – danse – W. judo – gym – Natacha Luc – Vincent – Marie-Claude – Pierrot – Nadia – Jeanne – Bourrely – Laurent rattrapage 31 points – Bac raté – collage d’affiches – dessin – dessin  – dessin – peinture – patin – patin – patin – Piqûre – Piqûre – Piqûre.

Tu ne comprends pas pourquoi le choix de la couleur du carrelage de la salle-de-bains était important. Tu as dit marron sans lui en parler.

Tu te sens exactement là où tu dois être : en pleine forêt, à expliquer à un groupe d’adolescents comment utiliser une boussole. Tu leur donnes rendez-vous dans six heures à 20 kilomètres de là. Ils ont le nécessaire pour s’orienter, s’hydrater, manger un morceau. Tout est parfait. Au camp, ta femme gère l’intendance, le ravitaillement, le bois pour le feu. Vous êtes venus en famille, avec les deux fils et le chien. Les copains de toujours sont là aussi. Tout est si simple dans ces moments-là. Ça devrait toujours être ainsi. Se concentrer sur l’essentiel. La terre, les arbres, le chemin.

Tu pars acheter des clopes à la tombée du jour. Tu n’attendras pas demain matin pour ta dose de nicotine. Sur le bas-côté de la route, tu vois un groupe de jeunes, sacs à dos lourds posés à leurs pieds, mines de marcheurs, genoux fatigués. Trois sont penchés sur un plan, deux autres assis sur le trottoir, bras entre les jambes repliées. Tu t’arrêtes. Ils sont belges, ils ne savent pas où dormir. Tu les ramènes chez toi, leur offre le gîte et le couvert. Le lendemain tu pars travailler. Quand tu passes la porte, ta femme n’a pas le temps de venir t’embrasser. Elle est occupée à leur servir le petit-déjeuner en préparant les gosses pour l’école.

Tu sais bien que tu n’as pas de talent. Ta femme a insisté pour que tu t’inscrives aux Beaux-Arts. Elle a insisté. Ce n’est pas désagréable, tu apprends, tu dessines, tu peins. Tu rencontres des personnes que tu n’aurais pas pensé côtoyer. Tu vas voir des expos. Tu en fais. Mais les autres ont le pinceau plus facile, la ligne plus sûre. Tu te déçois, tu la déçois. Elle devient jalouse des modèles nus. Tu voudrais juste être tranquille. S’il n’avait tenu qu’à toi tu aurais ouvert un bar-tabac dans un village. Mais ta femme veut la ville. Elle te reproche ton manque d’ambition. Elle te reproche de ne jamais la regarder. Tu te mets aux patins à roulettes. Elle passe une capacité en droits.

Tu es beau comme un astre. Dans ta chemise blanche ample, tes jeans usés, tes sandales en cuir, derrière tes petites lunettes aux fines montures ovales, ta barbe noire fournie, tes cheveux un peu trop longs, ton sourire franc, simple. Tu es beau comme un astre.

A propos de Helene Gosselin

Un peu de sociologie de l'imaginaire, quelques années de journalisme à Montpellier. Mise au vert en Lozère. Venue ici par un heureux concours de circonstances. M'y accroche. Dévide, fouille, cherche sous les doigts.

Un commentaire à propos de “#P8 Tu es beau comme un astre”

  1. Il y a dans ce portrait en quelques traits quelque chose de très touchant, et surtout dans ce changement qui s’opère entre la personne qui prononce le « tu es beau comme un astre » du début et celui de la fin,. merci pour ça.