#P9 A la lumière crue

C’est une photographie carrée en noir et blanc légèrement floue. On y voit une femme de profil, jusqu’aux hanches. Elle est debout devant une maison que l’on devine de plain-pied. Au-dessus de sa tête, un toit de planches blanches, dont débordent des feuilles de bambous. Contre le mur de la maison, à l’arrière-plan, on distingue un escabeau et une chaise à bascule blancs, une voiture garée à côté d’un probable garage aux querons nus. Les herbes folles, l’escabeau et les querons font penser qu’on a emménagé récemment ou que des travaux sont en cours. La femme est tournée vers la droite, la tête et le regard inclinés vers quelque chose ou quelqu’un d’assez bas qui n’existe que dans son regard porté là. Son sourire franc et attendri nous fait penser qu’elle regarde un enfant, son enfant. Elle porte les cheveux sombres, très courts, à la garçonne. Son visage est équilibré sans être particulièrement beau, une fossette creuse sa joue, mais aucun pli n’apparaît sous le menton baissé. Elle doit être assez jeune, dans la trentaine. Elle plisse un peu les yeux dans la lumière crue du soleil. Son bras le long du corps, parce qu’il n’y a rien à en faire quand tout est dans le regard, l’inclinaison de la tête, le ventre généreusement rebondi sous l’ample robe d’été. Elle attend un autre enfant. C’est pour bientôt. Au dos Papier fabriqué par Kodak.

C’est une photographie rectangulaire, de dimensions classiques, au papier jauni. La lumière est vive, d’été sûrement, la teinte générale jaune-orangé. Elle donne à l’ensemble une impression de brûlure. On y voit trois enfants, un chien et un chat qui posent dans ce qui semble être un terrain vague aux herbes sèches et pailles. On ne distingue à l’arrière qu’un muret de pierres débordé de ronces. On voit bien qu’une mise en scène a guidé la composition de cette photo. Une fratrie probablement. Au premier plan, le chien, un boxer, couché, renifle le sol. La photo est coupée au ras de ses pattes avant. Derrière lui, un garçon est à demi accroupi, un genou à terre, l’autre relevé, le corps légèrement tourné vers la gauche. Ses cheveux très blonds encadrent un visage doux où un sourire est à peine esquissé, soit qu’il n’a pas eu le temps de s’élargir ou s’est éteint d’impatience. Il plisse les yeux. Il porte une fine et longue chaîne autour du cou et un jeune chat siamois dans les bras. Il le soulève sous les pattes avant, le long de son flanc. Il porte seulement un short de foot rouge à bandes blanches sur le côté. Il doit avoir neuf ou dix ans. Derrière lui, sur un kart métallique à pédales, est assis un garçon plus grand de quelques années, lui aussi vêtu d’un short, mais orange. Il porte sur ses genoux un très jeune enfant que l’on devine être une fille à la robe à volants. Le garçon a les jambes allongées le long du kart et entoure de ses deux bras la fillette, les mains se nouant sur son ventre. Il a les cheveux châtain clair, l’air très sérieux des grands frères qui prennent leur rôle à grand cœur. Le soleil frappe de biais leur profil gauche, l’ombre dans le cou est courte, ce doit être une fin de matinée ou un début d’après-midi, en été. La fillette est aussi blonde que le premier garçon, les cheveux courts de n’avoir pas eu le temps de pousser. Elle est toute potelée. Sa robe bleue est légère mais elle porte des chaussures montantes rouge foncé et des chaussettes. Peut-être apprend-elle à marcher. Elle se penche pour regarder le chien. On l’imagine aller s’asseoir sur son dos, une fois l’étreinte relâchée. On voit bien que cette scène a été demandée et posée, avec les trois enfants et les animaux de la famille. Les deux garçons se prêtent sagement à l’exercice, ils fixent l’objectif, mais difficile de savoir s’ils l’ont fait avec un réel plaisir. Plaisir de poser avec la petite sœur, mais dissimulé au frère et à la mère, par orgueil ? Absence de sourire des presque adolescents ? Pose longue, laissant glisser le sourire initial, à force de plisser des yeux ? Gamins interrompus dans leurs jeux mais de bonne composition ? Photographie prise par un ami de passage avec lequel la politesse s’impose ? Théziers, juin 1980

Trois autres photographies, prises le même jour dans une forêt. Le tapis de feuilles, les teintes brun-orangé, les pulls et blousons, l’absence de vent, témoignent d’une douce journée d’automne. Sur la première photographie, un homme et une femme, coupés au niveau des hanches, s’embrassent les yeux fermés. La femme, dont on voit surtout la chevelure, est la même que sur la première photographie, mais ses cheveux très épais s’étalent jusqu’en dessous des omoplates. Elle porte un pull-over blanc cassé à motifs de pois et de liserés, peut-être fait main. Elle est appuyée derrière l’épaule gauche de l’homme, les bras le long du corps et lève légèrement le visage vers l’homme. Dans sa main gauche, quelque chose d’indiscernable. L’homme est tourné vers l’arrière, vers le baiser. Il est brun, cheveux courts mais moustache et barbe longues, petites lunettes à monture métallique. Il porte un blouson en cuir sans épaulettes sur une chemise à carreaux grise et bleue, un jean et un enfant. Seul l’enfant regarde l’objectif. Ce pourrait être un garçon ou une fille. Il semble avoir quatre ou cinq ans, porte un gilet bleu marine et un pantalon rouge qui lui remonte sur les mollets, des chaussettes et chaussures montantes bleues. Il est assis dans les bras de l’homme, qui a croisé les mains sous sa cuisse droite. Sa main à lui vient se poser délicatement sur celle de l’homme, juste à l’endroit où elle émerge du blouson. Il a les cheveux blond paille, la coupe au bol, un visage ovale et bien rempli, la bouche entrouverte, appelé peut-être par le photographe. Mais qui donc a pris cette photographie ?

Les deux autres photographies montrent la femme et l’enfant, tantôt en train de courir dans les feuilles rousses, entre les arbres, avec un chien, un boxer, tantôt accroupis sur le chemin, interrompus par le photographe dans leur recherche de trésors. Sur cette dernière photographie, la femme est de face, on voit pleinement son visage constellé de tâches de rousseurs. Un sourire explosif lui ouvre le visage, les yeux, mange l’ombre de la forêt, un sourire nucléaire qui renverse tout le reste de l’image. L’enfant devant elle se retourne, semble se défendre des cheveux qui lui tombent dans les yeux. Il tient deux plumes dans sa main gauche.

Je suis venue à l’exercice avec réticence. Il me semblait austère, fastidieux et de tourner les pages de l’album d’enfance m’a remué les entrailles. J’ai mis du temps à choisir et à m’astreindre à la description. Je ne me doutais pas de l’effet produit par cette attention portée. Sur les photos que j’ai vues tant de fois, me rendre compte à quel point je ne les avais que survolées. Les détails que j’ai découverts - les plumes dans ma main, ma main sur celle de mon père, le regard de ma mère enceinte vers une personne invisible, hors de vue, disparue – Sur une photo dont je ne parle pas ici, j’ai même découvert un enfant, un enfant rien que ça, que je n’avais jamais remarqué. Qui était-il ? impossible de le savoir. Eric Pessan évoquait les vrais fantômes, ces personnes qui figurent sur les photographies, mais dont on ignore l’identité. Des fantômes. De nombreuses questions ont émergé : ces photos que je possède dans l’album, mes frères, ma mère les ont-ils ? Quelles sont les photos de famille qu’ils possèdent et que j’ignore ? Ma mère a réalisé ces albums, comment a-t-elle réparti les traces familiales du passé ? Selon quels critères ? Quels sont les trésors dissimulés dans ces albums ? Les fantômes ?

A propos de Helene Gosselin

Un peu de sociologie de l'imaginaire, quelques années de journalisme à Montpellier. Mise au vert en Lozère. Venue ici par un heureux concours de circonstances. M'y accroche. Dévide, fouille, cherche sous les doigts.

Un commentaire à propos de “#P9 A la lumière crue”

  1. Vos textes expriment vraiment bien l’idée que ce qu’on voit à première vue dans une photo n’est pas ce qu’elle montre en réalité : les détails, le hors-champ, les absences… C’est tout cela aussi, une photo, surtout une photo de famille, avec toutes les questions, les non-dits, les secrets qu’elle soulève. C’est aussi ça, la littérature : montrer l’invisible. Merci, je vais rouvrir mes albums…