#P10 | Le surligneur, le moment d’après

Note : Ce texte fait suite au HS#2 « Le surligneur, extrapolateur sub-dimensionnel ». Si vous ne l’avez pas lu, c’est une approche de l’objet (le surligneur) à la sauce SF, mettant en scène le capitaine Zorgleb, commandant de bord d’un vaisseau spatial qui croise dans le cosmos, et le sergent Bikourn dont la tâche est de surligner les éléments importants des rapports adressés au capitaine. Cet exercice sur le dialogue filé fait suite à ce texte initial mais avec ces quelques explications, vous devriez pouvoir vous en sortir sans le lire. 

Alors que le vaisseau croise dans l’immensité cosmique, ronronnant comme un vieux chat, moi, le sergent Birkoun, je marque les feuilles avec mes surligneurs de façon méthodique. Une petite tache par ci, un long filet par là. Pourquoi du jaune ici plutôt que du orange, pourquoi ces couleurs précisément et pas du bleu ou du vert, pourquoi est-ce que je me demande ça… Le capitaine Zorgleb, impassible sur son fauteuil géant de maître des lieux dans l’immense salle de commandes avec l’espace infini à ses pieds, pilote en monarque. Et donne ses ordres comme tel. Une main, parfois, daigne prendre un peu de hauteur et dans une danse élégante, qui tient de la ponctuation plus que de la performance artistique, il diffuse ses volontés dans une logorrhée interminable. Quelles sont les derniers indications du contrôle radar vérifiez l’état des conduits d’aération car il se pourrait qu’une fuite ait été décelée au niveau 3.B la porte électromagnétique du Y.12 a-t-elle été réparée caporal amenez-moi un café sergent vous avez fini votre rapport j’ai pas très bien dormi cette nuit c’est peut-être les crêpes suzette d’hier soir je digère mal la farine synthétique j’espère qu’il y aura de frites à midi j’aime les frites alors ça vient ce café j’ai pas aimé le film d’hier soir j’aime pas quand ça finit bien merci caporal non pas de sucre merci c’est quoi cette tenue sergent depuis quand portez-vous un pull marin on n’est pas sur un bateau…

Le flux interminable de paroles envahit les lieux comme une musique d’ascenseur, mais ça ne me dérange pas. J’ai entrepris de dessiner avec mes feutres fluo sur les pages remplies de chiffres. Je sais bien faire les arbres, les fleurs, les lapins et les maisons carrées. J’ai plus de mal avec les chevaux et les têtes de personnages. Le capitaine Zorgleb m’a rejoint à mon poste et m’explique comment dessiner les vaisseaux spatiaux mais ça ne m’intéresse pas, les vaisseaux spatiaux, et j’ai beau lui dire, le capitaine continue sa leçon. Sergent, regardez, on fait comme ça il ne faut pas oublier les détails. Je ne réponds pas mais l’esquisse est un immonde gribouillis. Sergent, n’oubliez pas les antennes relais au dessus de la plateforme supérieure et moi, je dessine un voilier, un trois-mâts. Sergent qu’est-ce que vous faites, sergent, sergent, zzzzzzzzzzzzzzz (gargouillis incompréhensible)… 

Monsieur, monsieur. La voix semble sortir d’une autre dimension. Elle résonne bizarrement dans sa tête. La lumière froide du néon qui électrise l’échoppe me fait plisser les ailes du nez et le front dans une grimace mondialement reconnue comme étant le portail d’accueil de l’humain moyen surpris au réveil. Les paupières, lentes à se décoller, commencent par faire passer quelques fragments de lumière à travers une fente pour inonder de blanc la vision très incertaine de l’oeil gauche. Monsieur, ça va monsieur. La voix se fait un peu plus distincte, plus réelle. L’oeil droit participe à son tour à l’entreprise de remise en fonction, puis la bouche.
Je reconnais la papeterie. Je reconnais le vendeur aussi. Je le reconnais même bien puisque son visage vient se ficher à une vingtaine de centimètres du mien. Vous vous endormez en un éclair, vous. Activation des sens, essai de paroles. Grumpfffff. Pas encore ça. Qu’est-ce que vous dites. Je dis rien, pas encore, mais ça va venir. Deuxième essai. Scusez-moi, un petit moment d’absence. Petite pause silencieuse. J’en profite pour vérifier les derniers branchements. Les yeux ça va, la tête ça arrive, le dos un peu plié sans doute à cause de l’abandon du corps dans le canapé. Quelle idée de mettre un canapé dans une papeterie. Je dis ça comme pour lui rejeter la faute, c’est à cause de ce maudit canapé que je me suis endormi. Un sourire vient régler l’affaire.

Vous vouliez un surligneur, j’en ai plus en stock. J’ai du feutre, de toutes les couleurs ou presque, du crayon de couleur, des pastels, de la gouache, du stylo bille quatre couleurs. Vous voulez un stylo bille peut-être.

Non.

Silence. Long silence cette fois-ci. Un silence n’est silence qu’à partir du moment où on le remarque, avant ça il est respiration, soupir. Petite apnée tout au plus. Là, pour le coup, il en impose. Le vendeur de fournitures scolaires, carnets à spirales, feuilles de classeurs à grands et à petits carreaux et, accessoirement, de surligneurs, en profite pour retourner derrière son comptoir. Vous ne vous rendormez pas, hein. Je compte la caisse et je ferme. C’était pour quoi faire votre surligneur.

J’en sais rien. C’est sans doute ce détail qui m’inquiète le plus : j’en sais absolument rien. Pourquoi diable avais-je besoin d’un surligneur. J’ai beau me creuser les méninges, je ne trouve pas. J’en sais rien, je répète les yeux dans le vague. J’étais dehors en train de me promener en ville et je me retrouve endormi dans ce canapé à filer dans l’espace. Ça, je ne le dis pas, je le pense. Ce que je dis, c’est : j’en sais rien. Une troisième fois. 

Bon, bon, bon, je ferme. Merci de vous diriger vers la sortie, la papeterie Zorgleb vous remercie. Avec les deux mains m’indiquant le chemin vers la porte d’entrée/sortie (dans le cas, j’imagine, où je serais assez déboussolé pour ne plus retrouver mon chemin jusqu’à la porte distante de quatre bons mètres) et ce ton commercialement enjoué à la sauce grande surface. 

Alors je sors. Mécaniquement. Et je m’arrête sur le seuil. Machinalement. Le vendeur ferme la porte à clefs derrière moi et abaisse le rideau de fer sur la vitrine. Il se baisse, triture la serrure, se relève, range le trousseau de clefs dans son sac à dos et devient ex-vendeur. 

Bon, c’est pas tout, vous allez pas rester planté là. 

Ben non, je vais pas rester planté là. Encore un peu dans les vaps, moi. Pas besoin de parler.

Une petite bière, ça vous dit. 

Ça me dit. 

C’est comme ça que je me suis retrouvé en train de me diriger vers un bar avec un papetier mais surtout avec cette inextricable question : pour quelles fichues raisons ai-je voulu acheter un surligneur ?

A propos de JLuc Chovelon

Prof pendant une dizaine d'années, journaliste durant près de vingt ans, auteur d'une paire de livres, essais plutôt que romans. En pleine évolution vers un autre type d'écritures. Cheminement personnel, divagations exploratives, explorations divaguantes à l'ombre du triptyque humour-poésie-fantastique. Dans le désordre.

2 commentaires à propos de “#P10 | Le surligneur, le moment d’après”

  1. J’aime beaucoup ce texte un brin fantaisiste, un brin déjanté, un brin absurde qui met le doigt sur une situation qui nous est tous-tes arrivée un jour ou l’autre. Des fois, on est déconnecté, on ne sait plus qui, pourquoi, comment, et c’est très bien comme ça car la réponse se trouve dans les rencontres où n’est plus questions seulement de neurones mais aussi de liens humains, et ça fait un bien fou ! Merci.

    • Merci pour ce beau commentaire, très touché. C’est vrai que je déjante facile en ce moment.