#L3 | Paroles de pluie



Nous n’avions pas prévu cette pluie, pourtant bien avertis qu’ici le temps change en un rien de temps. La pluie c’est que de l’eau il disait toujours le père, ça sèche. De la chambre, belle vue même par sale temps d’ailleurs — c’est beau — le ciel fronce les sourcils en silence. Confortable, douillet, chaleureux ce salon — le simple poêle au milieu de la pièce crée une atmosphère, on s’imagine par temps de pluie en hiver avec une flambée — l’escalier en bois qui craque, ça rappelle l’âme d’un chez soi, Bellissimo Rifugio cet hôtel, pour égarés de la pluie, naufragés de la mer, rescapés des chutes de vélo sur route mouillée quand il drache — c’est comme ça qu’il parlait le père — quand ça dégouline dans le cou jusque dans le bas du dos sans parler des giclées envoyées par les voitures qui vous dépassent, ou des lunettes embuées, ou des pieds d’abord humides puis mouillés et enfin trempés. Pendant sa traversée le père il en avait pris des paquets d’eau, des seaux, toujours accroché au bastingage — la nuit on ne sait pas d’où ça peut arriver — on en prend plein la gueule il avait raconté, les vêtements mouillés, rêches de sel, odeur de poisson. On ne voit plus que du gris noir par la fenêtre. Il dit nous de ne rien craindre, l’orage va passer, il dit que c’est souvent comme ça il dit, il y a eu un homme foudroyé sur la plage, il regardait les éclairs tomber en étoiles filantes dans l’eau il dit et zap mort — ici pas d’inquiétude, sur le toit y’a un paratonnerre — il répète de ne pas s’inquiéter, l’électricité reviendra, il va distribuer des torches pour chaque chambre, trop dangereux les bougies, un hôtel a pris feu à quelques pas d’ici, des cendres en un rien de temps il dit, heureusement les pompiers sont rapides dans le coin, tous des bénévoles très entraînés pour le sauvetage en mer à l’ancienne, ils rament sur une barge — huit plus un barreur — dans les grosses vagues, courageux, il dit que pas plus tard que la semaine dernière il dit, ils ont récupéré un voilier fracassé contre un rocher — des étrangers nul doute — ici on sait que la côte est dangereuse, il dit de patienter. Elle demande s’il y en a pour longtemps d’être comme ça dans le noir, il dit comment le savoir parfois oui ça peut durer la nuit, y’a qu’à dormir, c’est qu’avec l’orage qui gronde elle ne peut pas, elle a peur, traumatisée elle a été, toute petite frappée par la foudre en haut d’une montagne, zip l’éclair zip le long de son zipper fermeture éclair zip, heureusement son père l’a projetée à terre. Il lui dit de prendre la torche et de monter se coucher tout ira bien. Elle préfère ne pas, préfère se sentir entourée, solidaire, on sait jamais ce qui peut arriver, pas de volets aux fenêtres avec le vent tout peut partir en éclat, elle l’a déjà vu, vitre brisée en mille morceaux, pourquoi ne pas avoir prévu des volets, c’est vrai, y’en a pas dans ce pays. Clac. Vous avez entendu? Pas tombé loin celui-là. Zip Clac


A qui ce carnet laissé sur la table ? Joli carnet rouge avec dorure et fermoir à clapet aimanté. Première page vierge. Deuxième page Andy Sinclair. Notes. Travailler voix off, sur fond de chants //Soprano // Séance maquillage préalable, penser archives Martin Luther King superposer avec son speech// Rien aujourd’hui 3 juin // Hôtel à l’abandon, tout se passe derrière la porte du bureau d’accueil. Cris de dispute. T’as encore perdu la clé, c’est pas possible. Volée je te dis. Parano va, tu perds tout hier c’était les papiers !// Sa voix est une brosse sur des cheveux emmêlés.

Les jambes ne tiennent plus surtout les genoux c’est l’âge vous savez, maintenant on se retrouve en petite chèvre de monsieur Seguin à rêver de sentiers escarpés, comme vous la belle-fille on l’a pas choisie, la deuxième paresseuse en son genre, on les a hébergés pendant presque un an alors vous imaginez bien, la cohabitation on connaît, savoir se faire discrets, quand même tenir sa place s’y accrocher même, autrement petit à petit on nous fait passer du salon à la cuisine puis à la remise, arrivera bien le jour où il se débarrasseront de nous comme dans cette histoire où ils envoient leurs vieux dans un bel hôtel sur une île prétextant leur offrir un Club Med, vous connaissez la suite, livrés à eux-mêmes ils finissent par s’entretuer dans un hôtel Bella Vista, Bella Vita, accueil sympa puis plus personne au bureau, tempête dehors — l’île est artificielle mais personne ne le sait— , l’île sombre comme un vaisseau, on prend l’eau on croit en une avarie naturelle on colmate on écope on bouche les fissures on crie on appelle à l’aide on met les canots de sauvetage à la mer on laisse les plus vieux des vieux à terre, on rame on dérive. Sur la rive un jour quelques squelettes blanchis par le soleil les poings fermés.


A propos de Françoise Anouk Sullivan

Avant: USA-France. Prof littérature — Maintenant: il doit bien y avoir un lien entre ma passion pour l'aviron, sa pratique et mon désir d'écriture.— Après ...