#L2 /Penser ce n’est pas loin juste là en haut de la rue

Penser. Ce n’est pas loin. Juste Là, en haut de la rue. Tout en haut de la rue. Une maison sur la droite.
Marcher. Oublier la fatigue écrasante. La rue qui monte avec les lourdes valises qu’on tire. Le trottoir en gros pavés cabossés. Le genou qui fait mal.
Regarder autour de soi. Petites maisons bourgeoises. Loggias. Balcons en fer forgé. Brique rouge. Pierres grises. Maisons accolées les unes aux autres. Hautes et étroites. Plusieurs étages, un ou deux. Lucarnes ovales dans les toits.
Se dire elles sont toutes singulières. Les façades ici c’est comme des visages.
Se dire encore. Oui on dirait des visages. On passe ici on se sent regardé. Par ces fenêtres, ces yeux, ces visages.
Ne pas se sentir à l’aise en montant la rue regardée par ces maisons, ces façades, ces visages.
Penser à chez soi. Aux pavillons, bungalows rez-de-chaussée quatre façades, pas de chichi. Tous les mêmes. Des bungalows aux éléments compilés sur catalogue. Toujours les mêmes éléments. Comme des légos. Des rues qui font des kilomètres. Un bungalow, une clotûre, un jardin, un chien. Ca aboie de partout. Et les piscines, les cris des enfants. Qu’on entend monter de partout.
Regarder autour de soi et ne se sentir familière de rien.
Avoir désespérément envie de familiarité. Mais n’en trouver nulle part.
Se dire avec tristesse. On ne voit pas l’intérieur des maisons. De fins rideaux blancs aux fenêtres. Pourquoi on ne peut pas juste voir à l’intérieur des maisons.
Ne repérer aucun enfant. Qui joue sur le trottoir, sur la rue. Où sont-ils.
Se dire encore. Il n’y a pas d’enfants ici.
Voir juste un chat. Entre la vitre et le voile blanc. Juste ça.
Se sentir regardée par les maisons. Par toutes ces maisons. Par ces visages qui se font face, qui se parlent et murmurent entre eux.
S’agacer du silence. On dirait une ville endormie. Une ville en léthargie.
Puis s’étonner. Encore un chat. Il traverse tranquillement la rue. Presque pas de voitures.
Puis s’étonner encore. Ici les voitures toutes petites. Presque comme des jouets.
Et songer. Chez nous de gros pick up, des 4X4, des voitures énormes, si grosses on vivrait dedans. Et puis chez nous de la musique qui sort des voitures. La radio à fond. Des voix d’animatrices radio. Ca tonitrue. Partout le bruit. Pas de silence. Les espaces sont trop grands pour supporter le silence.
Penser ici c’est calme. Juste quelques oiseaux, le vent. Comme c’est étrange ce silence. Est-ce que c’est doux le silence ? Ou pesant ?
Puis regarder à nouveau. Les maisons anciennes. Les vernis du bois craquelés. On se croirait dans un autre temps. Ici tout est figé dans le passé. Dans le silence du passé. Cette ville vit dans le passé.
Et se sentir étrangère. En décalage. Tellement en décalague.
Sentir qu’on n’y arrivera pas. Qu’on n’arrivera à rien. Que ce monde est comme un mur qu’on n’arrivera pas à pénétrer.
Sentir qu’on n’obtiendra pas ce qu’on veut. Ce qu’on cherche. Qu’on est venue pour rien. Que ce voyage n’a aucun sens. Que tout ça n’est qu’une vue de l’esprit.
Songer au mari qu’on a quitté. Aux économies de sept ans qu’on a dépensées.
Etre prise par le découragement. Et soudain même par le désespoir.
Désirer follement pouvoir revenir en arrière.
Défaire tout ce qu’on a fait.
Etre accablée par le fait qu’il est trop tard.
Et songer à se laisser tomber. Là. Au milieu de la rue.
Songer à se laisser mourir sur place. Tomber sur le tarmac et mourir. Face aux maisons qui regardent.
Mourir dans leur indifférence.
Penser aux titres que ça ferait dans les journaux.
Puis se dire pourquoi des titres dans les journaux.
Et voir soudain un enfant. Pull rouge et short. Il est seul. Debout sur le trottoir. Immobile, il écrit dans un carnet qu’il tient en l’air. Un carnet qu’il tient haut devant lui. Qu’est-ce qu’il écrit. Qu’est-ce qu’il raconte.
Avoir envie de se pencher par-dessus son épaule et lire.
Et éprouver une sorte de tristesse profonde à ne pouvoir le faire.
Sentir monter en soi une telle nostalgie.
Et recommencer à marcher.
A tirer derrière soir les lourdes valises.
Recommencer à entendre le bruit répétitif des roues sur les pavés. Des roues sur le gravier.
Et à sentir le genou qui fait mal.
Puis se retrouver devant la porte d’entrée de la maison.
Une porte ancienne. En bois travaillé. Mais si maltraitée par les années. La peinture écaillée qui s’effrite. Dessous le bois grisé blanchi. Le bas de porte pourri. La serrure defoncée. Une porte en lambeaux.
Avoir un pincement au cœur.
S’apprêter à passer la porte.
Etre comme l’enfant qui est entré pour la première fois il y a soixante ans. Sans attente.
Poser la main sur la porte.
Elle est toujours ouverte avait dit la tante. Il suffit de pousser.
Et la sentir s’ouvrir d’une simple poussée.
Entrer.
Entrer dans un hall. Un long couloir marbré. Couloir sombre. Gris. Sale.
Fermer les yeux.
Se sentir presque défaillir de peur.
Puis rouvrir les yeux. Respirer à la hâte. Et frapper à la porte du salon.

A propos de Sybille Cornet

Je n’ai pas de page Facebook ni perso ni privée. Ni d’instagram. Et pas de site non plus autour de mon travail. Je sais que question communication c’est pas top. Je vis mieux dans l’ombre. Mais je travaille à tenter d’en sortir. Je suis autrice et metteuse en scène. Principalement de théâtre jeune public. Le théâtre jeune public est un milieu qui vit un peu en autarcie. On se connait tous et toutes. Et donc la nécessité n’est pas forcément là pour me pousser dans le dos. J’ai une pièce de théâtre publiée Le genévrier chez Lansman. J’ai un texte publié dont je suis contente, une ode aux pieds nus (La matière du monde) édité chez Post industrial animism. J’ai publié des textes poétiques dans un magazine que j’adore et qui s’appelle Soldes almanach, magazine assez branque sur les nouvelles utopies. Il y a une adaptation sonore d'un spectacle performance sur le Syndrôme de Stendhal que j'ai écrit et performé ici : https://www.dicenaire.com/radioautresauborddumonde . Pour le reste, j’ai écrit et mis en scène une bonne dizaine de spectacles, adultes et enfants. Ma compagnie s’appelle Welcome to Earth. J’ai aussi fait un peu de poésie sonore. Pour l’instant je monte un spectacle pour tous petits qui raconte une amitié entre deux arbres, un petit pin nain et un bouleau. Ça s’appellera sans doute Inséparables. J’accompagne une actrice slameuse qui monte un seule en scène autour de sa grand-mère et de l’avortement. Le titre : Bête d’orage. Je fais partie d’une commission qui octroie des aides à la création aux créateurices jeune public et je lis beaucoup de dossiers d’artistes. Aussi étonnant que ça puisse paraître, ça me passionne complètement. Lire des dossiers d’intention de spectacles m’intéresse parfois plus que de voir le spectacle lui-même. J’étudie aussi la dramaturgie (mais ne me demandez par contre pas ce que c’est ok ?). Ah oui, je suis belge et je vis à Bruxelles, ville que j’aime entre toutes.