L#2| Perceptions brouillées

La place est déserte, à peine éclairée par les rayons de lune balayés par les nuages. Il attend. Il ne connaît rien de l’endroit. Ces pas résonnent sur les pavés disjoints. Minuit sonne.

Les fenêtres qui donnent sur la place sont toutes éteintes, les commerces et même le café fermés. Pas tant qu’il s’attende à trouver autre chose dans un tel lieu, à une telle heure. Mais habitué à la ville qui ne dort jamais, le décalage est flagrant, sans compter le décalage horaire. Pourtant, là où lui pense que personne ne veille, tout le monde est posté derrière les rideaux en stand-by, retenant son souffle pour ne pas trahir leur présence. Une douce brise caresse son visage enfiévré par la remémoration de ce coup de fil. Pourquoi tant de mystère, quel est ce secret qu’on doit lui révéler ce soir ? La personne qui l’a appelé est là, qui l’observe, dans un recoin indétectable de la place. Elle n’est pas pressée. Elle veut le laisser mariner un peu, juste un peu… pour s’amuser. Il entend le bruissement des feuilles des peupliers qui l’entourent pensant tout bêtement à cette phrase : « un seul être vous manque et tout est dépeuplé ». Dans ce silence étrange qui lui fait penser à celui d’un plateau avant le « moteur ! », il entend de façon amplifiée les battements de son cœur. Il ne croit pas si bien dire… Los Angeles n’est pas très loin d’Uval, même si ce ne sont pas ni les mêmes attitudes, altitudes, ni latitudes… Il a passé la frontière sans le savoir.  Les petites maisons de pierre tout autour de la place – comme autant de visages d’une foule fantôme, semblent se pencher sur lui et prêter l’oreille à tout bruit qu’il fait, toute parole qu’il prononce… Et il se rend compte qu’il marmonne, qu’il parle à voix haute exprimant toutes ses pensées. Même la fontaine est muette, il ne peut s’y désaltérer. Sa gorge devient de plus en plus sèche à mesure qu’il sent le temps passer. Ce qu’il ne sait pas, c’est que l’eau est polluée depuis longtemps et même sans cela, il serait impensable de la laisser se gaspiller comme ça ici. En scrutant à nouveau l’obscurité, il remarque un rai de lumière sous une porte immense, il lève les yeux et remarque enfin le clocher de l’église qui est là et qu’il ne voit que grâce à la lune qui se dévoile à nouveau après un passage nuageux. Il n’a pas besoin de lever les yeux bien haut en fait, la plupart des édifices dans ce pays ne peuvent être comparés aux églises et cathédrales de son enfance ou à la folie des grandeurs hollywoodienne… mais il ne s’en rendra compte que demain, quand le soleil sera levé. S’est-il trompé de lieu, de jour ou d’heure, quelle est-elle ? Il s’approche de la porte éclairée, l’entrebâille pour regarder sa montre il n’est que minuit 2.

Il n’ose pas s’aventurer plus loin dans l’exploration des lieux, de façon à ne pas quitter des yeux le point de rendez-vous. Mais il devine désormais la grille sur le côté de l’église qui donne sûrement sur le petit cimetière… Un hibou hulule dans la forêt, pas si lointaine, et il entend monter le grésillement des bruits de la nuit, tous les insectes, oiseaux et autres habitants de ce territoire jamais totalement endormi. Il reste là à la lisière entre la place et l’édifice, et décide de s’allumer une cigarette. Il a l’impression que tous ses gestes sont au ralenti, tout engourdi qu’il est par la crispation de l’attente.  Un moment étourdi par la première bouffée, il referme la porte et se dirige vers le bord de la fontaine pour s’y poser. Le bourdonnement reprend à ses oreilles. Son cœur qui bat vite, qui bat fort. Alors, il lève les yeux au ciel, maintenant tout à fait dégagé et observe les étoiles : tous pris par cette contemplation il s’allonge complètement sur le rebord de la fontaine et se laisse embarquer par le scintillement de ces astres lointains, bercé par le grésillement de la nature qui l’entoure, comme une radio qui tourne en bruit de fond. Il s’endort. Malgré toute son expérience, son imagination lui joue des tours à imaginer des peupliers et la forêt car il n’a pas – encore –  compris que ce bruit sourd qui l’environne est celui de caméras braquées sur lui, n’attendant que le début de l’action.  Cette quiétude toute relative n’est qu’artifice mais il ne le sait pas, comme il ne sait pas encore à quel point son réveil va être brutal…

A propos de Ysa-Lou Sibiline

Je collectionne les mots comme d'autres collectionnent les montres : mais je n'aime pas trop la sensation du temps qui passe ; je lui préfère les sensations tout court : un parfum, une musique, qui évoque tout de suite un moment ou quelqu'un, un souvenir... toutes ces madeleines proustiennes avec ou sans sucre, avec ou sans chocolat, avec du thé, du café ou du lait froid...

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