Personnages #2

Celles dont je ne sais rien et qui m’habitent au quotidien. Celles qui pour moi sont toutes et une à la fois. Celle qui est restée de l’autre côté des Pyrénées et qui, imperturbable, tous les matins, observait la ligne dentelée des montagnes en s’interrogeant sur la vie là-bas, de l’autre côté. Celle qui a osé traverser la frontière en se demandant si elle aurait le courage de revenir un jour. Celle qui est repartie en Espagne enterrer son mari. Celle qui est retournée, malgré elle, dans le village de feu son mari. Celle dont j’ai perdu la trace à 1260m d’altitude. Celle qui comprenait le français, mais répondait toujours en espagnol. Celle qui a mis au monde six enfants, une fille au milieu de cinq garçons. Celle qui a accouché d’un enfant illégitime, elle avait 17 ans. Celle dont on ne connait plus l’histoire. Celle à qui on a tricoté une vie imaginaire. Celle qui attend des jours meilleurs. Celle qui était ménagère à Montauban, certainement toute sa vie. Celle qui vivait dans une métairie à Meauzac. Celle qui avait les mains abimées par la terre. Celle qui a perdu un enfant, il avait quatre mois. Celle dont le nom est murmuré. Celle qui a donné le nom de son enfant décédé au suivant. Celle qui s’est évanouie dans l’histoire familiale. Celle qui a quitté Auch pour s’installer à Castelculier et accoucher de son dernier enfant. Celle qui s’est mariée à Lafox. Celle que l’on nommait l’étrangère. Celle qui n’avait jamais vu la mer et celle qui vivait avec. Celle qui écoutait des histoires mais que l’Histoire n’a pas entendu. Celle qui est restée sur le quai de la gare en août 1914. Celle qui n’a jamais revu son mari en vie. Celle qui n’a jamais pu oublier mais s’est tue. Celle qui pleurait en silence et soignait les blessures de son âme. Celle qui était garde barrière et harmonisait son quotidien au rythme des passages du train. Celle dont il m’est impossible de me souvenir. Celle qui habitait son temps. Celle qui s’était absentée de la photo de famille. Celle qui aimait la terre au point de s’y rouler dedans. Celle qui allait pêcher à la rame. Celle qui a été prise en photo dans la neige, les mains dans les poches et le sourire aux lèvres au milieu de l’hiver 56. Celle qui s’est fâchée avec sa fille, une histoire de chocolat. 

A propos de Dominique Estampes Paillard

Un jour, j’évoquerai l’ici et l’ailleurs de mon existence, j’écrirai ma fascination pour le silence des mots, je dénoncerai l’emprise de mes gènes sur les terres lointaines, je dévoilerai mon doute quotidien, j’évoquerai l’élégance de ma ville de « bord de l’eau » et encore plus mon coup de foudre pour NY, je partagerai ma passion pour l’image, la photographie, je rigolerai devant mes grains de folie, je révèlerai les nuits blanches à écrire, à lire, je dénoncerai le manque de souvenirs de ma ville natale, Casablanca, je ferai la liste de tout ce qui aurait dû, de tout ce qui aurait pu, mais encore plus de tout ce qui a été tout en me délectant du présent. Un jour, peut-être. https://unmondeauboutdurivage.com https://www.instagram.com/hoalen64/?hl=fr