personnages#14 fantôme de soi écrivain + V1 ATL été 2017

Il me hante toujours mon vieux voisin. Devenu parisien pour étudier en Sorbonne, j’emménageai alors dans une chambre de bonne au dernier étage du vieil immeuble où il vivait. Nous partagions les toilettes sur le palier et j’appréhendais cette promiscuité. Provincial isolé, petitement logé, absorbé dans mes études, je travaillais jusque très tard et me faisais plutôt discret ; petit retraité célibataire ou veuf, au quotidien prévisible et triste, il eut sans doute le tact de m’éviter. De son studio mitoyen, jamais rien ne débordait ; parfois, depuis le plus sombre de la nuit si propice à l’enfoncée dans l’étude, revenant au monde et relevant mes yeux fatigués de la table de peine, je trouvais inquiétant cet effacement de mon vieux voisin ; parfois, passant devant sa porte, cette impression lourde d’une présence là, de l’autre-côté. De mémoire, nous ne nous rencontrâmes que deux fois. La première, ce jour où, pour éviter de me voir interdit de prêt en bibliothèque, je décidai, contrairement à mes habitudes, de profiter d’une courte pause méridienne pour rentrer récupérer le livre en retard avant de revenir à l’université pour régulariser ma situation et suivre mes cours de l’après-midi. Comme je débouchai sur notre palier commun, essoufflé par mon ascension, mon vieux voisin était pour fermer son studio et je le saluai à la hâte. Surpris, il me répondit seulement après un temps de retard ; je l’avais déjà dépassé et je n’eus donc pas même l’occasion d’entrapercevoir son visage ; en partie masqué par l’ombre de sa casquette. Je n’eus qu’une autre occasion de le rencontrer, la dernière.

Par une nuit de novembre, quelque chose de lourd vint à faire trembler le plancher du palier jusque dans mon sommeil. L’aube triste était encore loin et, le bruit retombé, je me rendormis. Un peu plus tard, je me levai et me dirigeai vers les toilettes. Il était là mon vieux voisin. La scène se figea dans ma mémoire. Pendu, pendu sur le palier, mon vieux voisin, le visage cramoisi, cramoisi par la mort, la mort violente. Il portait le même imperméable beige que lors de notre première rencontre ; renversées à ses pieds, une chaise et une valise ; sa casquette avait roulé un peu plus loin. Je ne sais pas combien de temps passa avant que je ne fusse capable de la moindre réaction. Je me précipitai alors pour le prendre dans mes bras et faire en sorte de diminuer la tension de la corde qui l’étranglait. J’appelai ; des voisins inquiets sortirent avant de me rejoindre ; l’un ou l’une prévint les secours ; ils le détachèrent ; des policiers me questionnèrent et m’avertirent d’une possible convocation ainsi que d’un probable choc post-traumatique ; je rentrai finalement chez moi. L’agitation se prolongea tard dans la journée puis, le calme quotidien reprit sa place sur le palier. Puis, il me fallut sortir, croiser les deux petits yeux de cire rouge scellés sur la porte de mon vieux voisin puis, ressentir encore plus fort, cette présence sourde derrière le judas puis, atteindre les toilettes.

Quelques semaines plus tard, je fus à nouveau réveillé par des bruits sourds sur le palier. La police ne m’avait pas contacté, une voisine bienveillante était passée prendre de mes nouvelles et déposer une part de gâteau aux pommes. Même s’il faisait jour, ces bruits, on s’en doute, m’inquiétèrent mais cette fois, des voix les accompagnaient. J’étais à les écouter quand on frappa à ma porte. Les coups étaient assez violents et insistants, impératifs. J’ouvris et vis un jeune type me désigner un gros carton posé sur le paillasson, il m’indiqua, martial, être, avec son équipe, chargé de vider la chambre à côté de la mienne et avoir trouvé ça pour moi. Un peu surpris, je traînai le paquet à l’intérieur. Mon nom et mon numéro de studio étaient bien inscrits, en noir, d’une écriture très fine, sur un des rabats. Ce carton, je l’ignorais encore, deviendrait mon viatique. Je l’ouvris pour découvrir un nombre impressionnant de pochettes de couleurs dépareillées abritant masse non moins considérable de feuillets manuscrits qui lanceraient bientôt ma carrière universitaire.

Il n’est pas dans mon intention de revenir ici et dans le détail sur le contenu qui m’échut ce matin de fin d’automne puisque, non seulement plusieurs livres, mais aussi de nombreux articles de critiques universitaires et journalistiques n’ont pas suffi à épuiser le sujet. Pour faire simple, et éviter ainsi de trop rebattre les oreilles à mes lecteurs les plus anciens, certes peu nombreux mais d’autant plus précieux, je me dois de préciser que ce carton constituait un manuscrit – “monstrueux” pour les uns, “génial” pour les autres – laissé par mon vieux voisin ; l’œuvre de sa vie puisque, comme je l’établis assez rapidement, la correspondance entre l’écriture me désignant sur le carton avec celle qui couvrait les feuillets était évidente. J’eus bientôt l’idée salutaire de faire se rejoindre mes études littéraires avec les feuillets que j’attribuais à mon vieux voisin. Je n’eus alors de cesse d’en faire l’objet du travail de recherche qui m’occupe encore à ce jour et, pour cela, je repérai celui de mes professeurs qui me sembla le plus apte à soutenir mon projet. Ce vieil enseignant, misanthrope iconoclaste et en rupture de ban avec l’Université, quand je le mis au fait de ma découverte, non seulement me prit sous son aile mais réussit aussi, non sans y laisser quelques plumes, à faire publier l’ensemble des textes du carton par un sien ami, éditeur d’avant-garde. Mon Frankenstein m’échappait alors. Le livre fit son petit effet dans le microcosme germanopratin de l’époque comme l’attestent encore, au fond de quelques archives, les articles ou entrefilets commis au fin fond de suppléments littéraires de quotidiens nationaux, de pages “culture” de grands hebdomadaires et même de rubriques “lectures” de la presse quotidienne régionale. Mais si les journalistes évoquèrent la publication de ma découverte, ce fut plus au titre de sa monstrueuse curiosité que pour sa valeur littéraire, que beaucoup continuent d’ailleurs de lui dénier. Mon Frankenstein connut ainsi son moment warholien, mais il ne put profiter du soleil estival pour redorer sa pâleur sur les serviettes de plage ou sous les parasols en compagnie des best-sellers et autre page-turners de l’été. Combien sont ceux qui lurent ce manuscrit publié de mon vieux voisin ? Sans doute très peu, mis à part les cohortes d’étudiants obligés de subir mon magister et, sous ma férule, de se casser les dents, et la tête, sur ce texte.

J’appréciais tout particulièrement ce moment, en début de semestre où, lors d’un rituel parfaitement rôdé, je leur présentais la « bête ». D’une faible hauteur, je la laissais tomber sur mon bureau. J’entendais alors l’onde de choc se propager et faire se lever comme une rumeur d’incrédulité dans les rangs. Si vous le débusquez sur le marché de l’occasion vous constaterez que mon Frankenstein ressemble beaucoup à un dictionnaire soit, environ dans les 3000 pages, très fines, écrites bien sûr tout petit et sans illustrations. A cela, on n’oubliera pas d’ajouter une solide introduction et le non moins incontournable et indigeste – je le sais bien, j’en suis l’auteur – appareil critique. Ces 3683 pages, fruit d’un labeur de plusieurs années – et il dure encore – effrayaient et dégouttaient déjà plus d’un étudiant. Je voyais certains visages se contracter de peur ou se tordre de colère et je me gardais de laisser la situation s’envenimer – on sait la misère chronique de l’Université et ses amphis surpeuplés. Bien vite, j’allais passer du statut de prof sadique à celui de prof excentrique en leur dévoilant l’originalité irréductible du manuscrit de mon vieux voisin : il se composait de la répétition d’une seule et unique phrase. Tel le Zéphyr de l’Iliade, un puissant soupir déboulait et manquait me projeter sur l’écran, au fond de l’amphi.

La réalité dépasse la fiction, ou du moins mes propos la réalité et je devais bien vite nuancer mon affirmation au risque de passer pour un prof démago. Sur chaque feuillet était portée une date qui – ajoutée à la couleur plus ou moins jaunissante du papier et à l’empilement des pochettes classées dans l’ordre inverse du temps – me permit d’établir la stricte chronologie du travail d’écriture de mon vieux voisin. Comme me l’indiqua l’étude attentive de sa pierre tombale – dont je ne livrerai pas l’emplacement afin de lui garantir le retrait et la paix auxquels il aspirait temps – ce fut donc vers 17 ans qu’il commença son grand œuvre pour l’achever la veille au soir de sa disparition. S’il ne fit jamais varier le sens de son unique phrase, mon vieux voisin attendit la cinquantaine pour en fixer la forme lexicale définitive. Ensuite, il ne se contenta plus que de recopier la même et unique phrase pour composer son œuvre.

Mais tout cela, lorsque le jeune déménageur vint frapper à ma porte, je n’en savais encore rien. Ce jour-là, dès l’ouverture du carton, mon regard fut attiré par la pochette rouge vif posée sur le dessus de façon perpendiculaire aux autres ; elle était de plus la seule à porter un titre, toujours manuscrit mais très lisible : « Mon vieux voisin ». Intrigué, on s’en doute, je l’ouvris. Elle contenait seulement deux feuillets datés de la veille de sa disparition, la première phrase en était la suivante : « Il me hante toujours mon vieux voisin. »

Ma proposition pour l’Atelier de l’été 2017 : https://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article4464#nh29

A propos de Jérôme Cé

Surtout lecteur. Cherche sa voix en écriture avec les cycles du Tiers-Livre depuis pas mal de temps. Un peu trop peut-être. (ancien wordpress et premières participations aux ATL) https://boutstierslivre.wordpress.com/